« Le khalasar de Drogo est parti, dit-elle.
— Khal n’est pas khal qui ne peut monter, rappela Jhogo.
— Les Dothrakis ne suivent que la force, ajouta ser Jorah. Navré, princesse. Il n’y avait pas moyen de les retenir. Ko Pono s’est mis en route le premier, sous le nom de Khal Pono, et nombre d’hommes ont embrassé sa cause. Jhaqo n’a pas tardé à l’imiter. Les derniers indécis se sont, nuit après nuit, évaporés dans la nature par bandes petites ou grandes. Sur la mer Dothrak, où Drogo naguère n’en menait qu’un seul, errent désormais une bonne douzaine de khalasars.
— Demeurent les vieillards, dit Aggo, et les débiles, les malades, les froussards. Ainsi que nous, qui l’avions juré. Nous vous demeurons.
— Les autres ont emmené les troupeaux de Khal Drogo, Khaleesi, dit Rakharo. Nous étions trop peu pour nous y opposer. Prendre au faible est le droit du fort. Ils ont également emmené la plupart des esclaves. Ceux du khal aussi bien que les vôtres. Il ne vous en reste qu’une poignée.
— Eroeh ? » La physionomie terrifiée de la jeune fille se découpa sur les murs de la ville à sac.
« En tant que sang-coureur de Khal Jhaqo, Mago s’est emparé d’elle et, après l’avoir montée tout son soûl, l’a donnée au khal, qui l’a offerte à ses six autres sang-coureurs. Ils en ont usé à leur guise puis l’ont égorgée.
— Tel était son destin, Khaleesi », plaida Aggo.
Si je regarde en arrière, c’en est fait de moi. « Un destin cruel, dit-elle, mais qui paraîtra enviable auprès de celui de Mago, je vous le promets, par les dieux anciens et nouveaux, par le dieu agnelet, le dieu cheval et tous les dieux existants. Je le jure par la Mère des Montagnes et le Nombril du Monde. Avant que j’aie usé d’eux à ma guise, Mago et Ko Jhaqo auront loisir de jalouser ma pauvre Eroeh. »
Les Dothrakis échangèrent des regards perplexes. « Mais, Khaleesi…, hasarda Irri du ton dont se discute un enfantillage, Jhaqo est khal, à présent, et vingt mille cavaliers l’appuient.
— Et moi, se rebiffa-t-elle, je suis Daenerys du Typhon, Daenerys Targaryen, du sang d’Aegon le Conquérant, de Maegor le Cruel et, avant eux, de l’antique Valyria. Je suis la fille du dragon et, j’en fais serment devant vous, ces hommes mourront en hurlant. Maintenant, menez-moi auprès de Khal Drogo. »
Il reposait à même la terre rouge, les yeux fixés sur le soleil.
Apparemment insensible aux mouches-à-sang qui hantaient son corps. Elle les chassa d’un revers de main, s’agenouilla à ses côtés. Les yeux grands ouverts, il regardait sans voir, et elle comprit aussitôt qu’il était aveugle. Elle murmura son nom sans qu’il parût entendre. La plaie de la poitrine s’était définitivement refermée. Au profit d’une cicatrice grise et violacée, hideuse.
« Pourquoi l’avoir abandonné, seul, ici, en plein soleil ?
— On dirait qu’il apprécie la chaleur, expliqua ser Jorah. Il a beau ne pas voir, son regard suit la course du soleil. Il peut marcher, plus ou moins. Il ira où vous le mènerez, mais pas au-delà. Il mangera si vous lui donnez la becquée, boira si vous le faites biberonner. »
Elle baisa tendrement le front du soleil étoilé de sa vie puis se dressa face à Mirri Maz Duur. « Tes sortilèges sont coûteux, maegi.
— Il vit, répliqua la femme. C’est la vie que vous réclamiez. C’est le prix de la vie que vous avez payé.
— Ceci n’est pas la vie, pour qui fut tel que Drogo. Sa vie était faite de rires, de viandes en train de rôtir et d’un cheval entre ses jambes. Sa vie était faite d’un arakh au poing et des clochettes qui tintaient dans sa chevelure quand il galopait sus à l’ennemi. Sa vie était faite de ses sang-coureurs, et de moi, et du fils que je devais lui donner. »
Mirri Maz Duur demeura muette.
« Quand sera-t-il comme il était ? demanda Daenerys.
— Quand le soleil se lèvera à l’ouest pour se coucher à l’est, répondit Mirri. Quand les mers seront asséchées, et quand les montagnes auront sous le vent le frémissement de la feuille. Quand votre sein se ranimera, quand vous porterez un enfant vivant. Alors il vous sera rendu, mais alors seulement. »
Daenerys fit un geste en direction de ser Jorah et des autres. « Laissez-nous. Je souhaite parler seule à seule avec la maegi. » Tous se retirèrent. « Tu savais », attaqua-t-elle aussitôt. Malgré la souffrance qui l’écartelait tout entière, à l’intérieur comme à l’extérieur, la colère la revigorait. « Tu savais ce que j’achetais, tu savais le prix, et tu me l’as laissé payer.
— Ils ont eu tort d’incendier mon temple, répliqua sans s’émouvoir la grosse créature à nez plat. Ils ont irrité le Pâtre Suprême.
— Il n’a rien à voir dans ton œuvre, objecta froidement Daenerys. C’est toi qui m’as flouée. Toi qui as assassiné mon enfant dans mon sein.
— Il ne brûlera pas de villes, désormais, l’étalon que l’on prétendait devoir un jour monter le monde. Son khalasar ne foulera pas de nations.
— Et j’ai pris ta défense…, dit-elle, au supplice. Je t’ai sauvée.
— Sauvée ? » La Lazharéenne cracha. « Trois cavaliers m’avaient déjà prise, non pas comme un homme prend une femme, mais comme un chien prend une chienne. Le quatrième était en moi, quand vous êtes passée par là. En quoi m’avez-vous sauvée, je vous prie ? J’ai vu s’embraser la demeure divine où j’avais soigné plus de braves gens que je ne saurais dire. J’ai vu flamber de même ma propre maison, j’ai vu des pyramides de têtes embellir les rues. J’ai vu la tête du boulanger qui cuisait mon pain. J’ai vu la tête d’un garçon que j’avais sauvé, voilà seulement trois lunes, des fièvres mort-œil. J’ai entendu des enfants pleurer sous le fouet. Qu’avez-vous donc sauvé, dites ?
— Ta vie. »
Mirri Maz Duur éclata d’un rire féroce. « Regarde ton khal , tu verras ce que vaut la vie quand on a tout perdu ! »
A ces mots, Daenerys rappela les hommes de son khas, leur ordonna de se saisir de Mirri Maz Duur et de lui lier pieds et poings, mais, lorsqu’on l’emmena, la maegi lui sourit d’un air d’infâme connivence. Evidemment, il suffisait d’un mot pour obtenir sa tête…, mais à quoi bon le prononcer ? En serait-elle plus avancée ? Une tête… Si la vie ne valait plus rien, que valait la mort ?
Elle fit ramener Khal Drogo sous sa tente et apprêter un bain dans lequel, cette fois, n’entrait pas de sang. Elle le baigna en personne, lui décrassa la poitrine et les bras, épongea son visage avec un linge doux, savonna sa longue chevelure et la brossa, démêla jusqu’à lui rendre son aspect brillant de naguère. Il faisait nuit noire quand elle en eut terminé. Ereintée, elle s’accorda un instant de répit pour boire et manger, mais elle n’eut la force que de grignoter une figue et d’avaler une gorgée d’eau. Dormir eût été bienvenu, mais elle avait assez dormi jusque-là…, bien trop, à la vérité. Cette nuit-ci, elle la devait à Drogo, eu égard à toutes les nuits passées et à toutes celles encore à venir.
Toute au souvenir de leur première chevauchée commune, elle l’entraîna au-dehors, dans les ténèbres, conformément aux croyances dothrak qui voulaient que les heures cruciales de l’existence aient le firmament pour témoin. Il y avait, se disait-elle, des puissances plus efficaces que la haine, des charmes plus vrais et plus vieux qu’aucun de ceux auxquels la maegi s’était initiée à Asshai. D’encre et sans lune était la nuit, mais des myriades d’étoiles y scintillaient. Un présage…
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