« Beaux malgré leur teint sombre et leur petite taille – même à l’âge adulte, elle n’excédait pas celle d’un enfant –, ils avaient pour demeures secrètes au profond des bois les grottes, les lacs et des hameaux d’arbres. Leur stature frêle leur conférait prestesse et grâce. Mâles et femelles chassaient de conserve, armés d’arcs en barral et de filets volants. Leurs dieux étaient les anciens dieux de la forêt, des cours d’eau, des pierres, les dieux dont nul ne prononce les noms. Appelés vervoyants , leurs sages sculptaient dans le tronc des barrals des figures étranges chargées de surveiller la selve. D’où provenaient les enfants de la forêt, combien de temps dura leur règne en ces lieux, personne au monde ne le sait.
« Mais voilà quelque douze milliers d’années survinrent, en provenance de l’est, les Premiers Hommes, lesquels empruntèrent le Bras de Dorne avant qu’il ne se fût cassé. Ils survinrent armés d’épées de bronze et de grands boucliers de cuir, et ils montaient des chevaux. Jamais jusqu’alors on n’avait vu semblables bêtes de ce côté-ci du détroit. Aussi les enfants de la forêt durent-ils en être aussi épouvantés que les Premiers Hommes en découvrant, eux, les faces des arbres-cœur. Toujours est-il qu’au fur et à mesure qu’ils établissaient fermes et fortins, ceux-ci abattaient les faces et les livraient au feu. Scandalisés d’un tel sacrilège, ceux-là partirent en guerre. Mais leurs vervoyants eurent beau, si l’on en croit les vieilles chansons, recourir a la magie noire pour déchaîner les mers afin qu’elles noient le pays et fracassent le Bras, ils s’y prenaient trop tard pour refermer la porte, et les hostilités perdurèrent jusqu’à ce que la terre ne fut plus qu’une fange rouge saturée du sang des hommes et du sang des enfants de la forêt, mais des enfants plus que des hommes, car les hommes étaient plus grands et plus forts, et le bois, la pierre, l’obsidienne trop piètres contre le bronze. Tant qu’à la fin, dans les deux camps prévalant la raison, chefs et héros des Premiers Hommes se rencontrèrent avec vervoyants et selvedanseurs dans les bois sacrés de la petite île abritée par le lac connu jusqu’à nos jours sous le nom de l’Œildieu.
« C’est là que fut conclu le pacte aux termes duquel les Premiers Hommes recevaient en partage les terres côtières, les hautes plaines et les grasses prairies, les montagnes et les marécages, les enfants devant quant à eux conserver à jamais la forêt profonde et la hache épargner désormais les barrals par tout le royaume. Et, après qu’on eut doté d’une face chaque arbre de l’île afin de rendre les dieux témoins des paroles échangées, fut solennellement institué l’ordre sacré des verts-hommes pour assurer la sauvegarde de l’Ile-aux-Faces.
« Dès lors s’acheva l’Age de l’Aube et débuta l’Age des Héros. L’amitié instaurée par le pacte entre les hommes et les enfants dura quatre mille ans. Tant et si bien qu’au fil du temps les Premiers Hommes en vinrent même à répudier en faveur des dieux secrets de la forêt les dieux qu’ils avaient importés. »
Le poing de Bran se resserra sur la pointe d’obsidienne. « Mais vous prétendiez disparus tous les enfants de la forêt…
— Ici, oui, grogna Osha, les dents occupées à sectionner les dernières ligatures du pansement. Les choses sont différentes au nord du Mur. C’est là que les enfants ont trouvé refuge, ainsi que les géants et que les autres races du passé. »
Mestre Luwin soupira. « Ah, femme, femme… ! tu ne méritais que la mort ou les fers, les Stark t’ont traitée avec trop de mansuétude. C’est te montrer bien ingrate à leur égard que de farcir de sornettes la cervelle de leurs garçons.
— Où sont-ils passés, alors ? insista Bran. Je veux savoir.
— Moi aussi, dit Rickon.
— Bon, bon…, maugréa le mestre. Aussi longtemps que se maintinrent les royaumes des Premiers Hommes, soit tout au long de l’Age des Héros, de la Longue Nuit puis de l’époque où naquirent les Sept Couronnes, le pacte fut respecté. Mais, à la fin, de nouveaux peuples franchirent le détroit.
« D’abord survinrent les Andals, une race de grands guerriers blonds qui, maniant le feu et l’acier, portaient peinte sur la poitrine l’étoile à sept branches des nouveaux dieux. Après les avoir combattus des centaines d’années, les six couronnes méridionales finirent par succomber. Dans nos seuls parages, où le roi du Nord parvint à repousser chacune des armées qui tentaient de déborder le Neck, persista la règle des Premiers Hommes. Partout ailleurs, les Andals brûlèrent les bois sacrés, livrèrent les faces à la hache, massacrèrent tout ce qu’ils purent attraper d’enfants, proclamèrent le triomphe des Sept sur les anciens dieux. De sorte que les enfants, contraints à fuir vers le nord… »
Eté se mit à hurler. Le saisissement laissa le mestre bouche bée, mais quand Broussaille se dressa d’un bond pour joindre sa voix à celle de son frère, une angoisse invincible broya le cœur de Bran. « Cela vient », murmura-t-il avec la conviction du désespoir. Et il s’aperçut que son siège était fait depuis la nuit précédente, depuis que la corneille l’avait emmené dans la crypte faire ses adieux. Dès cet instant, il avait su, mais refusé d’y croire comme de l’admettre, s’était délibérément cramponné à l’espoir que mestre Luwin disait vrai. La corneille , suffoqua-t-il, la corneille à trois yeux…
Les hurlements s’interrompirent aussi brusquement qu’ils avaient débuté. Eté trottina vers Broussaille et entreprit de lécher le sang qui lui encroûtait la nuque. Du côté de la baie se fit entendre un battement d’ailes.
Un corbeau parut, qui se jucha sur l’appui de pierre grise et, ouvrant le bec, émit un râle rauque de détresse.
Les yeux de Rickon s’emplirent de larmes, sa main s’ouvrit et, une à une, en tombèrent les pointes de flèches avec un menu bruit de grêle au sol. Bran l’attira contre lui, l’étreignit.
Le mestre, lui, contemplait l’oiseau noir avec autant d’horreur que s’il se fût agi d’un scorpion à plumes. Avec une lenteur de somnambule, il se leva, s’approcha de la baie, siffla, et le corbeau sautilla sur son bras bandé. Du sang séché maculait ses ailes. « Un faucon, souffla-t-il, peut-être un grand duc. Pauvret. Un miracle qu’il ait pu passer. » Il prit le message attaché à la patte. Glacé jusqu’aux moelles, Bran le regarda dérouler le papier, demanda : « Que dit-il ? » tout en serrant son frère à l’étouffer.
« Tu l’ sais déjà, mon gars », le rudoya Osha sans penser à mal. Elle lui posa la main sur la tête.
Mestre Luwin les considéra d’un air égaré. Un bout d’homme gris perdu dans sa robe de laine grise, avec du sang sur la manche et des yeux gris brillants de pleurs. « Messires, articula-t-il enfin d’une voix réduite à un filet enroué, nous… nous allons devoir trouver un sculpteur qui le… qui connaissait bien son aspect… »
Tout en haut de sa tour, au cœur de la citadelle de Maegor, Sansa n’aspirait plus qu’à se fondre dans les ténèbres.
Après avoir hermétiquement clos les courtines de son alcôve, elle dormit, s’éveilla en larmes, se rendormit. Le sommeil se refusait-il, elle demeurait tapie sous ses couvertures à grelotter de chagrin. Ses femmes allaient, venaient, lui servaient ses repas, mais la seule vue de la nourriture lui était insupportable. Les plats s’empilaient, intacts, sur la table, devant la fenêtre et s’y avariaient jusqu’à ce que l’on s’avisât de les remporter.
Elle sombrait parfois dans un sommeil de plomb que ne venait troubler nul rêve et en émergeait plus fourbue que lorsque ses paupières s’étaient fermées. Son pain blanc, pourtant, car, si elle rêvait, c’est Père qui hantait ses rêves. Qu’elle veillât, qu’elle s’assoupît, elle le voyait, elle voyait les manteaux d’or le plaquer sur la balustrade, elle voyait s’avancer ser Ilyn de sa démarche d’échassier, elle le voyait dégainer Glace de son baudrier d’épaule, elle voyait le moment… le moment où… où elle avait tout fait pour se détourner, voulu de toutes ses forces se détourner, où ses jambes s’étaient affaissées sous elle, où elle était tombée à genoux, et où, néanmoins, quelque chose avait empêché sa tête de pivoter, tandis que la populace huait, vociférait, et son prince venait tout juste de lui sourire , de lui sourire ! de la ranimer, le temps d’un battement de cœur, avant de prononcer cette sentence abominable, et les jambes de Père…, ses jambes, voilà l’image qui l’obsédait, leur saccade quand ser Ilyn… quand l’épée…
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