Le monde se déplaçait autour de Tiphaine. Elle battit des paupières. Les tambours dans sa tête retentissaient à présent avec la force du tonnerre et selon un rythme aussi profond que les océans. Oubliée, mademoiselle Trahison. Ainsi que l’étrange et mystérieuse foule. Ne restait désormais plus que la danse.
La danse se trémoussait comme un être vivant. Mais Tiphaine y voyait un vide qui se déplaçait lui aussi. Sa place était là, elle le savait. Mademoiselle Trahison le lui avait interdit, mais ça faisait longtemps, et puis comment pouvait-elle comprendre ? Qu’est-ce qu’elle y connaissait ? Quand avait-elle dansé pour la dernière fois, elle ? La danse, maintenant dans son sang, appelait Tiphaine. Six danseurs, ça n’était pas assez !
Elle se rua en avant et bondit parmi eux.
Les yeux des danseurs lui lancèrent des regards mauvais tandis qu’elle sautillait et dansait entre eux, toujours là où ils n’étaient pas. Les tambours, maîtres de ses pieds, les envoyaient là où ils voulaient.
Puis…
… quelqu’un d’autre fut là.
C’était comme la sensation d’avoir quelqu’un derrière elle – mais aussi devant elle, et à côté, au-dessus, en dessous, tout à la fois.
Les danseurs se figèrent, mais le monde se mit à tournoyer. Les hommes n’étaient que des ombres noires, des contours plus marqués dans l’obscurité. Les battements de tambour cessèrent et Tiphaine continua un long moment de tourner doucement, silencieusement, les bras ouverts, les pieds décollés de terre, le visage levé vers des étoiles aussi froides que la glace et aussi piquantes que des épingles. C’était une sensation… merveilleuse.
Une voix demanda : « Qui es-tu ? » Elle avait un écho, ou peut-être deux voix avaient-elles posé la question en même temps.
Le rythme reprit soudain, et six hommes la percutèrent.
Quelques heures plus tard, au petit village de Courbachien, dans les plaines, les habitants balancèrent une sorcière dans la rivière, pieds et poings liés.
De tels méfaits ne se commettaient jamais dans les montagnes, où les sorcières inspiraient le respect, mais, dans les grandes plaines plus bas, il restait encore des gens assez crétins pour croire aux histoires horribles. D’un autre côté, il fallait bien s’occuper le soir.
En tout cas, ce n’était sûrement pas courant d’offrir une tasse de thé et des gâteaux secs à la sorcière avant son bain forcé.
C’était arrivé à Courbachien parce que ses habitants se conformaient au manuel.
Le manuel s’intitulait : Magavenatio obtusis [1] Euh… La Chasse aux sorcières pour les nuls.
.
Les villageois ignoraient comment l’ouvrage avait atterri chez eux. Il était apparu un jour sur une étagère d’une des boutiques.
Ils savaient lire, bien entendu. Il fallait un minimum de connaissances en lecture et en écriture pour faire son chemin dans le monde, même à Courbachien. Seulement ils ne se fiaient pas trop aux livres ni à ceux qui les lisaient.
Mais ce livre-là expliquait comment s’y prendre avec les sorcières. Il paraissait aussi faire autorité en la matière et n’abusait pas de mots trop longs (donc louches) comme « marmelade ». Voilà enfin, se dirent-ils les uns aux autres, ce qu’il nous faut. C’est un livre pratique. D’accord, ce n’est pas à ça qu’on s’attend, mais vous vous rappelez la sorcière de l’an dernier ? On l’a plongée dans la rivière puis on a voulu la brûler vive. Seulement elle était trop mouillée et elle s’est sauvée. On ne va pas subir encore ça !
Ils avaient porté une attention toute particulière au passage suivant :
Il est très important, une fois votre sorcière capturée, de ne pas lui faire le moindre mal (pour l’instant !). Ne lui mettez en aucun cas le feu. C’est un travers dans lequel tombent les débutants. Cette erreur la met dans une rage folle et elle revient encore plus forte. Comme chacun sait, l’autre moyen de se débarrasser d’une sorcière est de la jeter dans une rivière ou un étang.
Voici la meilleure marche à suivre :
Tout d’abord, l’emprisonner pour la nuit dans un local raisonnablement chaud et lui donner toute la soupe qu’elle demande. Aux carottes et lentilles peut convenir, mais, pour de meilleurs résultats, nous recommandons aux poireaux et pommes de terre avec un bon bouillon de bœuf. Il a été prouvé que cette recette affaiblit sérieusement ses pouvoirs magiques. Ne lui donnez pas de soupe à la tomate qui la rendrait très puissante.
Pour plus de sûreté, glissez une pièce en argent dans chacun de ses souliers. Elle ne pourra pas les en retirer parce qu’elles lui brûleront les doigts.
Fournissez-lui des couvertures chaudes et un oreiller. Cette ruse l’incitera à dormir. Verrouillez la porte et veillez à ce que personne n’entre.
Environ une heure avant l’aube, retournez dans le local. Vous pourriez alors penser que la meilleure façon serait de vous ruer à l’intérieur en criant. CE SERAIT UNE ERREUR ON NE PEUT PLUS GRAVE. Entrez lentement sur la pointe des pieds, laissez une tasse de thé près de la sorcière endormie, regagnez la porte toujours sur la pointe des pieds et toussez doucement. C’est important. Réveillée en sursaut, elle risquerait de devenir franchement mauvaise.
Certains experts recommandent un biscuit au chocolat avec le thé ; d’autres disent qu’un biscuit au gingembre suffit. Si vous tenez à la vie, ne lui donnez pas de biscuit ordinaire, des étincelles lui jailliraient des oreilles. Quand elle se réveille, récitez les puissantes runes mystiques suivantes qui l’empêcheront de se changer en essaim d’abeilles et de s’envoler vers la liberté :
ITI SAPIT EYI MA NASS.
Quand elle a fini son thé et ses biscuits, attachez-lui les mains et les pieds à l’aide d’une corde avec une préférence pour les nœuds de gabier n°1 et jetez-la dans l’eau.
REMARQUE IMPORTANTE POUR VOTRE SECURITE : agissez avant qu’il commence à faire jour. Ne restez pas pour regarder !
Évidemment, cette fois-là certains étaient restés. Et, ce qu’ils avaient vu, c’était la sorcière qui coulait et ne remontait pas pendant que son chapeau pointu s’éloignait au fil du courant. Puis ils étaient rentrés chez eux pour le petit-déjeuner.
Dans la rivière, il ne se passa pas grand-chose durant encore plusieurs minutes. Puis le chapeau pointu mit le cap vers un carré touffu de roseaux. Il s’y arrêta et se souleva très lentement. Deux yeux par-dessous le bord fouillèrent les environs…
Une fois certaine qu’il n’y avait personne en vue, miss Perspicacia Tique, enseignante et chasseuse de têtes de sorcière, remonta la berge à plat ventre avant de filer à toute allure dans les bois juste au moment où le soleil se levait. Elle avait laissé dans un terrier de blaireau un sac contenant une robe propre et quelques sous-vêtements de rechange, ainsi qu’une boîte d’allumettes (elle ne gardait jamais d’allumettes dans sa poche quand elle courait le risque de se faire capturer, des fois que ça donnerait des idées aux gens).
Bah, se dit-elle en se séchant devant un feu, ça aurait pu être pire. Dieux merci, il restait encore des villageois qui savaient lire, sinon elle aurait été dans de beaux draps. Elle avait peut-être eu une bonne idée de faire imprimer le livre en gros caractères.
C’était en réalité miss Tique qui avait écrit La Chasse aux sorcières pour les nuls, et elle veillait à ce que des exemplaires pénètrent dans les secteurs où les habitants croyaient encore qu’il fallait brûler ou noyer les sorcières.
Comme la seule sorcière susceptible de passer ces temps-ci était miss Tique elle-même, ça voulait dire que, si la visite tournait mal, elle aurait droit à une bonne nuit de sommeil et un repas correct avant d’être jetée à l’eau. L’eau ne posait aucun problème à miss Tique, qui avait fréquenté le collège de jeunes filles de Quirm, où les élèves devaient prendre un bain glacé tous les matins pour se tremper le caractère. Et le nœud de gabier n°1 était très facile à défaire avec les dents, même sous l’eau.
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