Miss Tique tapotait du pied. Ça portait sur les nerfs du cocher.
« Ah, ah, ah, fit-il d’un air triomphant. Ça dit ici : ni animaux, ni oiseaux, ni dragons, ni poissons !
— Et à quelle espèce j’appartiens, d’après vous ? demanda miss Tique d’un ton glacial.
— Ah, ben, bon, ben, l’homme c’est un peu comme un animal, pas vrai ? Je veux dire, regardez les singes, pas vrai ?
— Je n’ai aucune envie de regarder des singes, répliqua miss Tique. J’ai déjà vu ce qu’ils ont l’habitude de faire. »
Le cocher comprit clairement que c’était une voie dans laquelle il ne devait pas s’engager et tourna les pages furieusement. Puis sa figure s’épanouit.
« Ah, ah, ah ! dit-il. Combien vous pesez, mademoiselle ?
— Cinquante grammes, répondit miss Tique. Ce qui, comme par hasard, est le poids maximum d’une lettre qu’on peut envoyer dans le secteur de Lancre et du proche arrière-pays pour dix sous. » Elle montra du doigt les deux timbres collés à son revers. « J’ai déjà acheté mes timbres.
— Vous pesez sûrement pas cinquante grammes ! protesta le cocher. Vous faites au moins soixante kilos ! »
Miss Tique soupira. Elle avait voulu éviter ça, mais Deux-Chemises n’était pas Courbachien, après tout. Le village jouxtait la route, il regardait passer le monde. Elle leva le bras et pressa le bouton qui actionnait son chapeau.
« Ça vous dirait que j’oublie ce que vous venez de dire ? demanda-t-elle.
— En quel honneur ? » répliqua le cocher.
Un silence suivit tandis que miss Tique le fixait d’un regard vide. Puis elle leva les yeux vers son chapeau.
« Excusez-moi, dit-elle. Ça se produit sans arrêt, hélas. C’est à cause des bains forcés, vous voyez. Le ressort se rouille. »
Elle leva encore le bras et donna une tape sur le côté de son couvre-chef. Le bout pointu dissimulé jaillit en dispersant des fleurs en papier.
Les yeux du cocher le suivirent. « Oh », fit-il.
C’était comme ça avec les chapeaux pointus : celles ou ceux qui les portaient étaient forcément des sorcières ou des mages. Oh, n’importe qui pouvait sans doute s’en procurer un, aller même se promener ainsi coiffé et sans encombre jusqu’au moment de la rencontre avec un porteur légitime de chapeau pointu. Mages comme sorcières détestaient les imposteurs. Ils détestaient aussi qu’on les fasse attendre.
« Combien je pèse maintenant, je vous prie ? demanda-t-elle.
— Cinquante grammes ! » répondit aussitôt le cocher.
Miss Tique sourit. « Oui. Et pas un scrupule de plus ! Le scrupule étant évidemment le poids de vingt-quatre grains ou un vingt-quatrième d’once. Je suis pour tout dire… sans scrupules ! »
Elle attendit pour voir si cette blague extrêmement professorale allait lui valoir un sourire, mais ne s’offusqua pas en ne voyant rien venir. Miss Tique aimait bien se sentir plus futée que ses interlocuteurs.
Elle grimpa à bord de la malle-poste.
La voiture s’élevait dans les montagnes quand la neige se mit à tomber. Miss Tique, qui savait qu’il n’existe pas deux flocons identiques, les ignora totalement. Si elle leur avait prêté attention, elle se serait sentie un peu moins futée.
Tiphaine dormait. Un feu rougeoyait dans l’âtre de la chambre. En bas, le métier de mademoiselle Trahison continuait de tisser au fil de la nuit…
De petites silhouettes bleues se déplacèrent sans bruit sur le plancher de la chambre et, après avoir formé une pyramide de Feegle, atteignirent le plateau de la petite table dont Tiphaine se servait comme bureau.
Tiphaine se retourna dans son lit, émit un petit snfgl… Les Feegle se figèrent un bref instant, puis la porte de la chambre se referma doucement derrière eux.
Une traînée bleu et rouge indistincte souleva un sillage de poussière dans l’escalier étroit, sur le plancher de l’atelier de tissage, dans la souillarde et par un curieux trou en forme de fromage dans la porte donnant sur l’extérieur. A quoi succéda un sillage de feuilles dérangées jusqu’au fond des bois où un petit feu brûlait. Il éclairait les figures d’une horde de Feegle, même s’il n’en avait peut-être pas très envie.
La traînée se figea et se mua en six Feegle, dont deux portaient le journal intime de Tiphaine.
Ils le posèrent avec précaution par terre.
« On est lwin de la maeson, dit Grand Yann. Vos aveuz vu les tchaetes de mort jaeyantes ? Cha, c’eut une michante sorcieure qu’on est pwint praesseus de contrarieu !
— Ah, je vwas qu’elle a encore mis un loqueut, fit observer Guiton Simpleut en tournant autour du journal.
— Rob, je peux pwint m’empaecheu de sonjeu que c’eut pwint bieu de lire cha, dit Guillou Gromenton alors que Rob plongeait le bras dans le trou de serrure. C’eut paersonnel !
— C’eut not michante sorcieure. Ce qui est paersonnel pour elle est paersonnel pour nos, répliqua Rob d’un ton neutre en farfouillant dans la serrure. Et pwis elle veut que quaequ’un le lise, sinon elle l’aurwat pwint aecrit. A kwa bon aecri des mots si c’eut pwint pour qu’on les lise ! Ce serwat galvodeu du craeyon !
— Pit-aete qu’elle volwat le lire elle-minme, dit Guillou d’un air hésitant.
— Oh, win ? Pourkwa elle ferwat cha ? répliqua Rob d’un ton méprisant. Elle counwat daeja ce qu’il y a daedans. Et Jeannie veut savwar ce qu’elle paesse du garchon du baron…»
Un petit déclic retentit et le cadenas s’ouvrit. L’assemblée des Feegle regarda attentivement.
Rob tourna les pages dans un bruissement de papier et sa figure se fendit d’un grand sourire.
« Ah, elle a aecrit ichi : Oh, les charmants Feegle sont revenus », dit-il. L’assemblée applaudit à cette nouvelle.
« Ah, c’eut aetonant qu’elle ait aecrit cha, fit Guillou Gromenton. Je peux vwar ? »
Il lut : Oh, charmant ! Les Feegle sont revenus.
« Ah », commenta-t-il. Guillou Gromenton était arrivé en même temps que Jeannie, tous deux originaires du clan du Grand Lac. Un clan plus familier de la lecture et de l’écriture, et on attendait de Guillou, qui était le gonnagle, qu’il brille dans les deux disciplines.
Les Feegle du Causse, pour leur part, étaient plus familiers de la boisson, du vol et de la bagarre, et Rob Deschamps, lui, brillait dans les trois disciplines. Mais il avait appris à lire et écrire parce que Jeannie le lui avait demandé. Il s’en acquittait avec davantage d’optimisme que d’exactitude, Guillou le savait. Face à une longue phrase, il déchiffrait le plus souvent quelques mots puis devinait le reste du mieux qu’il pouvait.
« L’art de la laecture, c’eut compraene ce que les mots veulent dire, non ? demanda Rob.
— Pit-aete, fit Grand Yann, mais est-ce que vos vwayeuz un mot qui nos dit que la ch’tite michante sorcieure a le baeguin pour ce tas d’aestrons au château en piaere ?
— Vos aveuz une nature traes romantique. Et la raeponse est : je sais pwint. Ils aecrivent des bouts de leurs laetes dans un ch’tit code. C’eut taeribe de faere cha à un laecteur. C’eut daeja dur de lire les mots normaux, pwint la paene de les aebrouyeu encore.
— Cha s’annonce traes mal pour nos si la ch’tite michante sorcieure jaeyante kaemaeche à sonjeu aux gardions au lieu d’apraene la sorcieulrie, dit Grand Yann.
— Win, mais le garchon sera pwint intaeresseu pour se marieu, intervint Quasi-Fou Angus.
— Il pourwat l’aete un jou, dit Guillou Gromenton, qui avait pour passe-temps d’observer les humains. La plupart des hommes jaeyants se marient.
— C’eut vrai ? s’étonna un Feegle.
— Oh, win.
— Ils veulent se marieu ?
— Bocop, win, répondit Guillou.
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