Sur la couverture de cuir, elle avait tracé, avec une broche chaude, les mots « Interdit aux Feegle ! » Ça n’avait jamais marché. Ils prenaient de tels ordres pour une invitation. Depuis quelque temps elle écrivait des passages de son journal en code. La lecture n’était pas naturelle chez les Feegle du Causse, ils avaient donc peu de chance de déchiffrer un code.
Elle promena en tout cas un regard prudent autour d’elle et déverrouilla le cadenas massif qui fixait une chaîne autour du livre. Elle l’ouvrit à la page du jour, trempa sa plume dans l’encre et écrivit :
Oui, un flocon de neige serait un bon code pour désigner l’hiverrier.
Il est resté là, comme ça, songea-t-elle encore.
Et il s’est enfui parce que j’ai crié.
Ce qui était une bonne chose, manifestement.
Hum…
Mais… je regrette d’avoir crié.
Elle ouvrit la main. La marque du cheval était toujours là, blanche comme de la craie, mais elle n’avait pas mal du tout.
Tiphaine eut un petit frisson et se ressaisit. Et après ? Elle avait rencontré l’esprit de l’hiver. Elle était une sorcière. C’étaient des choses qui arrivaient parfois. Il lui avait poliment rendu ce qui était à elle, puis il était parti. Pas de quoi tomber dans l’eau de rose.
Puis elle écrivit : « Ltr de R. »
Elle ouvrit avec un luxe de précautions la lettre de Roland, ce qui était facile parce que la bave de limace ne vaut pas grand-chose comme colle. Avec un peu de chance, elle pourrait même réutiliser l’enveloppe. Elle se courba sur la lettre afin que personne ne puisse la lire par-dessus son épaule.
Finalement, elle demanda : « Mademoiselle Trahison, voudriez-vous quitter ma tête, s’il vous plaît ? J’ai besoin de me servir de mes yeux en privé. »
Une pause, suivie d’un marmonnement au rez-de-chaussée, et les picotements derrière ses yeux disparurent.
C’était toujours… agréable de recevoir une lettre de Roland. Oui, elles parlaient souvent des moutons et d’autres détails du Causse, mais elles renfermaient parfois une fleur séchée, une campanule ou une primevère. Mémé Patraque n’aurait pas apprécié ; si les collines avaient voulu qu’on cueille des fleurs, disait-elle toujours, elles en auraient produit davantage.
Les lettres lui donnaient toujours le mal du pays.
Un jour, mademoiselle Trahison avait dit : « Ce jeune homme qui t’écrit… c’est ton blondin ? » Tiphaine avait changé de sujet avant de trouver le temps de chercher le mot dans le dictionnaire et de cesser de rougir.
Roland était… Ben, ce qu’on pouvait dire de Roland, c’était… Ce qu’on pouvait surtout dire… Ben, pour tout dire, il… était là-bas.
D’accord, la première fois qu’elle l’avait vraiment connu, c’était un lourdaud inutile et crétin, mais comment pouvait-il en être autrement ? Il était resté un an prisonnier de la reine des fées, déjà, aussi gras qu’une motte de beurre, fou de sucre et de désespoir. Par ailleurs, il avait été élevé par deux tantes arrogantes, vu que son père – le baron – s’intéressait surtout aux chevaux et aux chiens.
Il avait plus ou moins changé depuis : plus réfléchi, moins chahuteur, plus sérieux, moins bête. Il devait aussi porter des lunettes, les premières jamais vues sur le Causse.
Et il avait une bibliothèque ! Plus de cent livres ! Elle appartenait en réalité au château, mais personne d’autre ne paraissait s’y intéresser.
Certains des ouvrages, volumineux et anciens, aux couvertures en bois, affichaient d’immenses lettres noires et renfermaient des illustrations colorées d’animaux étranges et de pays lointains. Il y avait Le Livre des jours insolites de Bourbaguêpe, Pourquoi rien n’est autrement de Conneberge et tous les volumes sauf un de L’Encyclopédie de l’effroi.
Roland avait découvert avec surprise que Tiphaine lisait des mots étrangers, et elle s’était bien gardée de lui révéler qu’elle y arrivait grâce à l’aide de ce qui restait du docteur Billebaude.
Il fallait reconnaître… Le fait était… ben, avec qui d’autre pouvaient-ils se lier ? C’était impossible, carrément impossible, pour Roland d’avoir des amis parmi les gamins du village, vu qu’il était le fils du baron et tout. Mais Tiphaine portait maintenant le chapeau pointu, et ça n’était pas rien. Les habitants du Causse n’aimaient pas beaucoup les sorcières, mais elle était la petite-fille de Mémé Patraque, non ? Allez savoir ce qu’elle avait appris de la vieille femme, là-haut dans sa cabane de berger. Et il paraît qu’elle a montré aux sorcières des montagnes ce qu’est la sorcellerie, hein ? Vous vous rappelez l’agnelage de l’an dernier ? S’en est fallu d’un poil qu’elle ramène des agneaux morts à la vie rien qu’en les regardant ! Et c’est une Patraque, ils ont les collines dans le sang. Elle est très bien. Elle est à nous, voyez ?
Ce qui était parfait, sauf qu’elle avait perdu ses anciens amis. Les gamins de chez elle qui avaient été ses copains étaient maintenant… respectueux à cause du chapeau. Une espèce de mur s’était dressé, comme si elle avait grandi et eux non. De quoi pourraient-ils discuter ? Elle était allée dans des pays qu’ils ne pouvaient même pas imaginer. La plupart d’entre eux ne connaissaient même pas Deux-Chemises, pourtant à une demi-journée de route seulement. Et ça ne les gênait aucunement. Les garçons allaient reprendre le métier de leur père et les filles élever des enfants comme leur mère. Et il n’y avait pas de mal à ça, ajouta aussitôt intérieurement Tiphaine. Mais ils n’avaient décidé de rien. Ça leur arrivait sans qu’ils le veuillent, et ils ne s’en rendaient pas compte.
Même chose dans les montagnes. Les seuls jeunes de son âge avec lesquels elle pouvait réellement discuter étaient ses collègues sorcières stagiaires, comme Annagramma et les autres filles. Il ne servait à rien de vouloir entamer une vraie discussion avec les villageois, surtout les garçons. Ils baissaient le nez, marmonnaient et raclaient de leurs souliers par terre, tout comme les habitants du Causse quand ils devaient s’adresser au baron.
À vrai dire, Roland n’échappait pas à la règle, et il devenait tout rouge dès qu’elle le regardait. Chaque fois qu’elle passait au château ou qu’elle se promenait dans les collines avec lui, ça donnait lieu à des silences aussi nombreux qu’embarrassés… tout comme avec l’hiverrier.
Elle lut attentivement la lettre en s’efforçant d’ignorer les traces de doigts sales des Feegle qui la couvraient. Roland avait eu la délicatesse d’inclure plusieurs feuilles de papier en réserve.
Elle en lissa une très soigneusement, fixa le mur un moment puis se mit à écrire.
En bas, dans la souillarde [2] Un local jouxtant la cuisine pour laver les casseroles et effectuer d’autres corvées sales et mouillées. Mademoiselle Trahison avait peut-être des sous, mais elle ne les gardait pas dans la souillarde, ça n’a donc aucun rapport.
, le fromage Horace était sorti de derrière la poubelle. Il se trouvait à présent face à la porte de derrière. Si un fromage avait jamais eu l’air de réfléchir, c’était bien le cas d’Horace.
Dans le tout petit village de Deux-Chemises, le cocher de la malle-poste était dans l’embarras. Une grande partie du courrier de la région aboutissait à la boutique de souvenirs de la localité, qui faisait aussi office de poste.
D’ordinaire, le cocher se bornait à ramasser le sac de courrier, mais aujourd’hui se posait un problème. Il tourna frénétiquement les pages du manuel des règlements de la poste.
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