« Pages dix-huit et dix-neuf », lança mademoiselle Trahison sans bouger la tête. Tiphaine feuilleta le livre jusqu’aux pages demandées.
« La dasne des snaisos ? déchiffra-t-elle. Je dois lire la « danse des saisons » ?
— Malheureusement, l’illustrateur Don Weizen de Yoyo, dont c’était le célèbre chef-d’œuvre, ne jouissait pas du même talent pour les lettres que pour la peinture, dit mademoiselle Trahison. Elles l’inquiétaient, pour une quelconque raison. Je remarque que tu mentionnes les lettres avant les images. Tu es une enfant qui aime la lecture. »
Les illustrations étaient… originales. On y voyait deux silhouettes. Tiphaine n’avait jamais vu de vêtements de luxe. L’argent manquait chez elle pour ces choses-là. Mais elle avait lu sur le sujet, et c’était à peu près ce qu’elle avait imaginé.
La page montrait un homme et une femme – du moins ce qui ressemblait à un homme et une femme. Étiquetée « Été », la femme était grande, blonde, belle et, par conséquent, aux yeux de la gamine petite et brune, l’objet d’une méfiance immédiate. Elle portait ce qui ressemblait à un grand panier en forme de coquillage ou de corne, rempli de fruits.
L’homme, « Hiver », était vieux, voûté, grisonnant. Des glaçons scintillaient sur sa barbe.
« Ah, c’eut de cha qu’a l’air l’iverieu, seurmaet, dit Rob Deschamps en se déplaçant nonchalamment sur la page. C’eut le vieux bonhomme Iver.
— Lui ? fit Tiphaine. C’est ça, l’hiverrier ? On lui donnerait cent ans !
— Un jeunot, hein ? répliqua méchamment mademoiselle Trahison.
— Le laesseuz pwint vos aebracheu, ou vot neuz va daevni bleu et tombeu ! lança joyeusement Guiton Simpleut.
— Guiton Simpleut, je vous interdis de dire des choses pareilles ! s’offusqua Tiphaine.
— Je volwas seulmaet aegayeu l’ambiance, répondit Guiton d’un air penaud.
— C’est une vision d’artiste, évidemment, dit mademoiselle Trahison.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? » demanda Tiphaine sans quitter l’image des yeux. Ça ne collait pas. Elle le savait. Il ne ressemblait pas du tout à ça…
« Cha veut dire qu’il l’a indvinteu, expliqua Guillou Gromenton. Il a seurmaet pwint pu le vwar, non, hin ? Paersone l’a vu, l’iverieu.
— Pour le moumaet ! ajouta Guiton Simpleut.
— Guiton ! lança Rob Deschamps en se tournant vers son frère, vos vos rapeleuz ce que j’ai dit su les raemarques daeplacheus ?
— Win, Rob, je me rapaele, répondit docilement Guiton.
— Ce que vos veneuz de dire, c’en est une. »
Guiton baissa le nez. « Pardon, Rob. »
Tiphaine serra les poings. « Je ne voulais pas que tout ça se produise ! »
Mademoiselle Trahison tourna sa chaise et ôta son bandage gris d’un geste solennel.
« Tu voulais quoi, alors ? Tu vas me le dire ? Est-ce que tu as dansé parce que ta jeunesse te poussait à désobéir à la vieillesse ? Vouloir, c’est réfléchir. Est-ce que tu as réfléchi même un peu ? D’autres sont entrés dans la danse avant aujourd’hui. Des enfants, des ivrognes, des jeunes suite à un pari stupide… Rien n’est arrivé. Les danses du printemps et de l’automne sont… juste une tradition ancienne, pour la plupart des gens. Un moyen de marquer le moment où la glace et le feu échangent leur domination sur le monde. Certaines d’entre nous ne s’estiment pas dupes. On pense que quelque chose se produit. Pour toi, la danse est devenue réelle, et quelque chose s’est effectivement produit. Et maintenant l’hiverrier te recherche.
— Pourquoi ? réussit à articuler Tiphaine.
— Je n’en sais rien. Quand tu dansais, tu n’as rien vu ? Rien entendu ? »
Comment décrire l’impression d’être tout et partout ? se demanda Tiphaine. Elle n’essaya même pas.
« Je… J’ai cru entendre une voix, ou peut-être deux, marmonna-t-elle. Euh… elles m’ont demandé qui j’étais.
— In-té-res-sant, fit mademoiselle Trahison. Deux voix ? Je vais réfléchir aux implications. Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est comment il t’a trouvée. Je vais réfléchir aussi à ça. En attendant, je pense que ce serait une bonne idée de passer des vêtements chauds.
— Win, dit Rob Deschamps, l’iverieu aedure pwint la caleur. Oh, je vais butot oublieu ma tchaete ! On vos aporte une ch’tite laete de l’arbe creux dans la foraet. Douneuz-la à la ch’tite michante sorcieure jaeyante, Guiton. On l’a ramasseu au passage.
— Une lettre ? fit Tiphaine alors que le métier claquait derrière elle et que Guiton Simpleut commençait à sortir de son spog une enveloppe crasseuse roulée.
— Elle vient du ch’tit tas d’aestrons qui vit au château au paeis, poursuivit Rob tandis que son frère tirait sur l’enveloppe. Il dit qu’il va bieu, et il espaere que vos aussi, et il ataene aveu impachiaesse vot rtour au paeis, et il raconte des tas d’otes afaeres… coumaet vont les bedots, tout cha, pwint bieu intaeressant, pour mi, et il a aecrit F.A.U.B.A. en bas de la paje, mais on a pwint encore compris ce que cha veut dire.
— Vous avez lu ma lettre ? demanda Tiphaine d’un ton horrifié.
— Oh win, répondit Rob avec fierté. Pwint de problaeme. Guillou Gromenton m’a douneu des tuyaux pour certains mots fin longs, mais c’eut surtout mi qu’ai lu, win. » Sa figure s’épanouit en un grand sourire, qui s’étiola au vu de la tête que faisait Tiphaine. « Ah, je vwas, vos aetes un tout ch’tit peu facheu pasqu’on a ouvri vot aevlope, expliqua-t-il. Mais cha va, on l’a arcoleu aveu de la limace. On se douterwat minme pwint qu’on l’a lue. »
Il toussa parce que Tiphaine continuait de le fixer d’un regard mauvais. Toutes les femmes donnaient un peu la frousse aux Feegle, et les sorcières étaient les pires. Finalement, lorsqu’il fut vraiment nerveux, Tiphaine demanda : « Comment est-ce que vous saviez où serait la lettre ? »
Elle jeta un regard en coin à Guiton Simpleut. Il mâchait le bord de son kilt. Il faisait ça seulement quand il avait peur.
« Euh… vos accepteuz une ch’tite mintirie ? tenta Rob.
— Non !
— Elle est intaeressante. Y a des dragons et des licornes…
— Non. Je veux la vérité !
— Ah. C’eut taelemaet rasant. On va au château du baron et on lit les laetes que vos lui envoyeuz, et vos aveuz dit que le facteur sait qu’il dwat laesseu les laetes pour vos dans l’arbe creux proche de la cascade », expliqua Rob.
Si l’hiverrier était entré dans la chaumière, l’atmosphère n’aurait pas été plus glaciale.
« Les laetes de vos, il les garde dans une bwate sous son…» voulut ajouter Rob, qui ferma les yeux quand la patience de Tiphaine céda avec un claquement encore plus sonore que les étranges toiles d’araignée de mademoiselle Trahison.
« Vous ne savez pas que c’est mal de lire les lettres d’autrui ? demanda-t-elle.
— Euh…, fit Rob Deschamps.
— Et vous êtes entrés par effraction dans le château du bar…
— Ah, ah, ah, non, non, non ! se récria Rob en sautant sur place. Vos poveuz pwint nos maete cha su le dos ! On est entreus tranquilmaet par une des ch’tites fintes pour tireu les flaeches…
— Et ensuite vous avez lu mes lettres personnelles envoyées personnellement à Roland ? Elles étaient personnelles !
— Oh, win. Mais vos tracasseuz donc pwint, on racontera à paersone ce qu’elles disaient.
— Jamaes on a raconteu aux jaes ce qu’y a dans vot journal, apreus tout, ajouta Guiton Simpleut. Minme les passajes aveu les fleurs que vos aveuz daessineu alaetour. »
Mademoiselle Trahison sourit toute seule dans mon dos, songeait Tiphaine. Je le sais. Mais elle avait épuisé sa réserve de voix méchante. C’était courant après avoir parlé longtemps aux Feegle.
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