— Hein ?
La dernière lumière s’éteignit.
— Truc ?
Les lumières restèrent éteintes. La petite boîte noire réussit à paraître très morte et très silencieuse.
— Mais je comptais sur toi pour m’aider à comprendre la conduite, et tout le reste ! Tu vas me laisser tomber comme ça ?
La boîte s’assombrit encore, si possible. Masklinn la fixa.
Puis il pensa : c’est facile, pour lui. Mais tout le monde compte sur moi. Et moi, je n’ai personne sur qui compter. Je me demande si le vieil Abbé ressentait la même chose ? Je me demande comment il a supporté ça si longtemps ? C’est toujours moi qui dois tout faire, personne ne pense jamais à moi, personne ne s’inquiète de savoir ce que je veux…
La misérable porte en carton s’écarta et Grimma entra.
Ses yeux allèrent du Truc enténébré à Masklinn.
— On te demande dehors, dit-elle doucement. Pourquoi le Truc est-il tout noir ?
— Il vient de me faire ses adieux ! Il m’a dit qu’il ne nous aiderait plus ! se lamenta Masklinn. Il m’a dit qu’on devait se montrer capables d’accomplir quelque chose par nous-mêmes, et qu’il nous parlerait à nouveau quand on aurait réussi ! Qu’est-ce que je vais faire ?
Je sais ce que j’aimerais, maintenant, songea-t-il. J’aimerais bien qu’on me dorlote au chaud et qu’on me comprenne. J’aimerais qu’on me témoigne un peu de sympathie. Cette bonne vieille Grimma. On peut toujours compter sur elle.
— Ce que tu vas faire ? coupa-t-elle. Tu vas arrêter de pleurnicher, te remettre debout et sortir m’organiser tout ça !
— Ou…
— Tout mettre en place ! Dresser de nouveaux plans ! Donner des ordres ! Allez, dépêche-toi !
— Mais…
— Et tout de suite !
Masklinn se leva.
— T’as pas le droit de t’adresser à moi comme ça, geignit-il. C’est moi le chef, tu sais.
Elle était debout, les bras ballants, et le regardait d’un œil noir.
— Mais oui, bien sûr que c’est toi, le chef, dit-elle. Qui a dit le contraire ? Tout le monde sait que c’est toi, le chef ! Alors maintenant, sors et va te conduire en chef !
Il passa devant elle d’un pas lourd. Elle lui tapa sur l’épaule.
— Et apprends à écouter, ajouta-t-elle.
— Hein ? Que veux-tu dire ?
— Le Truc est une sorte de machine qui pense, d’accord ? C’est ce que disait Dorcas. Et les machines s’expriment toujours de façon parfaitement littérale, non ?
— Oui, je suppose, mais…
Grimma lui lança un éclatant sourire de triomphe.
— Eh bien, le Truc t’a dit « quand ». Réfléchis un peu. Il aurait pu te dire « si ».
Vint la nuit. Masklinn commençait à croire que les humains ne partiraient jamais. L’un d’eux, équipé d’une torche et d’une grosse caisse à outils, avait passé un long moment à examiner le logement des fusibles et à inspecter l’installation électrique du rez-de-chaussée. Mais même lui avait fini par partir, en grommelant et en claquant la porte derrière lui.
Au bout d’un petit moment, les lumières fusèrent dans le garage.
Une grande agitation commença à résonner à l’intérieur des murs, puis une marée noire jaillit des bancs pour se répandre. En tête, quelques jeunes gnomes portaient au bout de filins des crochets qu’ils lancèrent sur la bâche du camion. Les grappins s’arrimèrent, l’un après l’autre, et le flot des gnomes les envahit.
D’autres apportèrent une ficelle plus épaisse, qu’on fixa au bout des filins et qu’on hissa petit à petit.
Masklinn courut dans l’ombre interminable du camion, jusqu’à l’obscurité grasse sous le moteur où les équipes de Dorcas halaient déjà leurs équipements en position. Dorcas lui-même était dans l’habitacle et s’affairait au cœur d’un bouquet de fils électriques. Un grésillement, et la lumière s’alluma dans l’habitacle.
— Bien, fit Dorcas. Maintenant, on peut voir où on en est. Allez, les enfants ! On se donne un peu de mal !
En se retournant, il aperçut Masklinn et fit mine de dissimuler ses mains derrière son dos, puis il se ravisa. Elles étaient toutes deux engoncées dans quelque chose qui était, Masklinn s’en apercevait à présent, deux doigts coupés à des gants en caoutchouc.
— Ah, fit Dorcas. Je ne savais pas que tu étais là. C’est un petit secret professionnel, tu vois ? L’électricité ne supporte pas le caoutchouc. Ça l’empêche de mordre.
Il se baissa lorsqu’une équipe de gnomes balança une longue planche de bois à travers la cabine et commença à l’attacher au levier de changement de vitesse.
— Ça va prendre longtemps ? cria Masklinn, tandis qu’une autre équipe le dépassait en courant, tirant une balle de ficelle à sa suite.
L’habitacle était maintenant le siège d’un vacarme impressionnant, de la ficelle et des morceaux de bois passaient en tous sens, selon une méthode que Masklinn espérait rigoureuse.
— Une heure, peut-être, jugea Dorcas, en ajoutant sans acrimonie : On irait plus vite si personne ne nous dérangeait.
Masklinn hocha la tête et partit explorer l’arrière de la cabine. Le camion était d’un vieux modèle, et le gnome découvrit un nouvel orifice prévu pour les fils qui, si nécessaire, permettrait également à un individu de passer. Il le franchit pour gagner l’air libre et trouva un nouveau trou qui débouchait dans l’arrière du camion.
Les premiers gnomes à monter à bord avaient mis en place une mince planche de bois qui servait de passerelle. Les suivants étaient en train de l’escalader.
Masklinn avait chargé Mémé Morkie de superviser la manœuvre. La vieille femme avait un talent inné pour faire obtempérer les gens effrayés.
— Raide, cette pente ? criait-elle à l’adresse d’un gnome grassouillet qui avait gravi la moitié de la passerelle et y restait figé, en proie à la panique. Tu trouves ça raide ? C’est pas raide, c’est une petite balade ! Tu veux que je descende t’aider ?
Cette simple menace le détacha de son perchoir. Il acheva le trajet en courant presque et plongea avec soulagement entre les ombres de la cargaison.
— Que tout le monde essaie de se trouver un endroit confortable pour s’étendre ! conseilla Masklinn. Le voyage risque d’être agité. Et envoie les gnomes les plus costauds dans la cabine. Crois-moi, on va devoir mettre toutes les énergies à contribution.
Elle opina, avant de houspiller une famille qui encombrait la passerelle.
Masklinn regarda le flot interminable de gens qui grimpaient dans le camion. Beaucoup croulaient sous le poids de leurs biens.
Curieux, mais il eut soudain l’impression d’avoir fait tout son possible. L’opération marchait comme… euh, comme quelque chose qui marche bien. Le plan allait fonctionner ou pas. Soit les gnomes agiraient ensemble, soit ils en étaient incapables.
Il se remémora l’image de Gulliver. Ce n’était probablement pas réel, selon Gurder. Souvent, on trouvait dans les livres des choses qui n’étaient pas réellement réelles. Mais c’était agréable d’imaginer que des gnomes pouvaient se mettre d’accord sur une chose assez longtemps pour ressembler au petit peuple du livre…
— Parfait. Tout se déroule correctement, alors…
— Ça peut aller, acquiesça Mémé.
— Ce serait une bonne idée de voir ce que contiennent vraiment ces caisses et ces machins, suggéra Masklinn, parce qu’il faudra peut-être descendre à toute vitesse quand on s’arrêtera et…
— J’en ai chargé Torritt, répondit Mémé. Ne t’inquiète pas pour ça.
— Oh, fit Masklinn d’une petite voix. Parfait.
Il ne s’était rien gardé à faire.
Il revint à la cabine poussé non par l’ennui – parce que son cœur tapait comme un tambour – mais par la nervosité.
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