« Hé ! » brailla Vindelle.
Les chariots cessèrent de vouloir encorner la silhouette prostrée pour effectuer un demi-tour en trois manœuvres dans sa direction.
« Oh », fit-il alors que les engins prenaient de la vitesse.
Le premier esquiva les mâchoires de Lupin et emboutit les genoux de Vindelle qui tomba cul par-dessus tête. Au moment où le deuxième lui passait dessus, l’ex-mage leva violemment la main, empoigna le métal au hasard et tira de toutes ses forces. Une roue se détacha en tournant, et le chariot fit un tonneau jusque dans le mur.
Tant bien que mal, Pounze se releva à temps pour voir Arthur farouchement accroché au guidon de l’autre chariot ; homme et engin virevoltaient en ronflant dans une folle valse centrifuge.
« Lâche-le ! Lâche-le ! braillait Dorine.
— J’peux pas ! J’peux pas !
— Ben, fais quelque chose ! »
Il y eut un bruit sec de déplacement d’air. Brusquement, le chariot ne se débattait plus contre le poids d’un grossiste en fruits et légumes dans la force de l’âge mais seulement une petite chauve-souris terrifiée. Il fusa dans un pilier de marbre, rebondit, percuta un mur et atterrit sur le dos, les roues tournant dans le vide.
« Les roulettes ! s’écria Ludmilla. Arrachez les roulettes !
— J’y vais, dit Vindelle. Vous, allez aider Raymond.
— C’est Raymond là-bas ? » fit Dorine.
Vindelle désigna d’un coup de pouce un mur plus loin. Les mots Mieux vaut tard que jam s’achevaient dans une traînée désespérée de peinture.
« Montrez-lui un mur et un pot de peinture, et il sait plus dans quel monde il vit, fit Dorine.
— Son choix se limite à deux, dit Vindelle en jetant les roues de chariot par terre. Lupin, faites le guet au cas où il en viendrait d’autres. »
Il avait trouvé les roues aussi effilées que des lames de patins à glace. Il se sentait carrément en lambeaux dans la région des genoux. Bon, comment ça marchait, la cicatrisation ?
On aida Raymond Soulier à se redresser sur son séant.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il. Personne d’autre ne venait, alors je suis descendu chercher d’où sortait la musique, et ensuite, il y a ces roues… »
Le comte Arthur reprit sa forme approximativement humaine, regarda fièrement autour de lui, s’aperçut qu’il n’intéressait personne et s’affaissa.
« Ils ont l’air beaucoup plus coriaces que les autres, dit Ludmilla. Plus gros, plus mauvais, hérissés de bords tranchants.
— Des soldats, fit Vindelle. On a vu les ouvriers. Maintenant, les soldats. Tout comme les fourmis.
— J’avais ce qu’on appelait une ferme à fourmis quand j’étais gamin, dit Arthur qui avait atterri plutôt lourdement et avait encore un peu de mal à réintégrer la réalité.
— Un moment, fit Ludmilla. Je connais les fourmis. On en a dans l’arrière-cour. S’il y a des ouvriers et des soldats, alors il y a aussi…
— Je sais. Je sais, dit Vindelle.
— … remarquez, on appelait ça une ferme, mais j’ies ai jamais vues cultiver quoi qu’ce soit… »
Ludmilla s’adossa au mur.
« Ça doit être quelque part tout près, dit-elle.
— C’est ce que je pense, fit Vindelle.
— À quoi ça ressemble, d’après vous ?
— … ce qu’y faut, c’est avoir deux morceaux de verre et quelques fourmis…
— Je ne sais pas. Comment je saurais ? Mais les mages ne seront pas loin.
— Je ne vois pas pourguoi vous vous inguiétez pour eux, dit Dorine. Ils vous ont enterré vivant uniguement parce gue vous étiez mort. »
Vindelle leva la tête en entendant des roulettes. Une douzaine de chariots soldats tournèrent à l’angle et s’arrêtèrent en formation.
« Ils croyaient bien faire, dit Vindelle. Ça se passe souvent comme ça. C’est incroyable tout ce qui peut paraître une bonne idée sur le moment. »
La nouvelle Mort se redressa.
« Sinon ?
— AH. EUH… »
Pierre Porte recula, se retourna et prit ses jambes à son cou.
Il ne faisait que différer l’inévitable, il était merveilleusement bien placé pour le savoir. Mais la vie, ça revenait à ça, non ?
Personne ne s’était jamais sauvé une fois mort. Beaucoup avaient essayé avant, souvent avec une grande ingéniosité. Mais la réaction normale d’un esprit brusquement jeté d’un monde dans l’autre est d’attendre avec bon espoir. Pourquoi fuir, après tout ? Comme si on savait vers quoi on fuyait.
Le fantôme Pierre Porte savait, lui, vers où il fuyait.
L’atelier d’Edouard Bottereau était verrouillé pour la nuit, mais ça ne posait pas de problème. Ni vivant ni mort, l’esprit de Pierre Porte plongea à travers le mur.
Le feu produisait une lueur à peine visible, nichée dans la forge. Le local baignait dans une chaude obscurité.
Il y manquait le fantôme d’une faux.
Pierre Porte regarda fiévreusement autour de lui.
« COUIII ? »
Une petite silhouette en robe noire se tenait assise sur une poutre au-dessus de sa tête. Elle gesticula frénétiquement en direction de l’angle.
Il vit un manche sombre dépasser du tas de bois d’œuvre. Il essaya de tirer dessus avec des doigts désormais aussi solides qu’une ombre.
« IL A DIT QU’IL ALLAIT ME LA DÉTRUIRE ! »
La Mort aux Rats haussa les épaules en manière de sympathie.
La nouvelle Mort passa à travers le mur, la faux tenue à deux mains.
L’être avança sur Pierre Porte.
Il y eut un bruissement. Les robes grises pleuvaient dans la forge.
Pierre Porte sourit de terreur.
La nouvelle Mort s’arrêta et prit une pose théâtrale à la lueur de la forge.
Puis donna un coup de sa faux.
Et faillit perdre l’équilibre.
« Tu n’as pas le droit de te baisser ! »
Pierre Porte replongea à travers le mur et traversa la place comme un fou, crâne baissé, sans que ses pieds spectraux fassent le moindre bruit sur les pavés. Il rejoignit le petit groupe près du beffroi.
« À CHEVAL ! ALLEZ-VOUS-EN !
— Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui se passe ?
— ÇA N’A PAS MARCHÉ ! »
Mademoiselle Trottemenu lui lança un coup d’œil paniqué mais posa la fillette inconsciente sur Bigadin et grimpa à sa suite. Puis Pierre Porte donna une grande claque sur le flanc du cheval. Cette fois au moins, il y eut contact – Bigadin existait dans tous les mondes.
« ALLEZ ! »
Sans un regard à la ronde, il fonça comme une flèche sur la route qui montait à la ferme.
Une arme !
Quelque chose qu’il puisse tenir !
La seule arme dans le monde des morts-vivants se trouvait entre les mains de la nouvelle Mort.
Tandis qu’il courait, Pierre Porte eut conscience d’un léger cliquetis très aigu. Il baissa les yeux. La Mort aux Rats cavalait à la même allure que lui.
Le rongeur lui lança un couinement d’encouragement.
Pierre franchit le portail de la ferme en dérapant et se jeta contre le mur.
Au loin grondait l’orage. À part ça, le silence.
Il se détendit un peu et se glissa prudemment le long de la paroi vers l’arrière de la ferme.
Il entrevit fugitivement un objet métallique. Appuyée contre le mur, là où les hommes du village l’avaient posée en le ramenant à la ferme, il y avait sa faux ; non pas celle qu’il avait minutieusement préparée, mais celle dont il s’était servi pour la moisson. Elle ne devait son tranchant qu’à la pierre à aiguiser et à la caresse des tiges végétales, mais c’était une forme familière et il voulut la saisir d’une main hésitante. Une main qui passa carrément au travers.
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