Et les œufs, ils… ils ressemblent à la ville, d’une certaine manière, si bien que les habitants les ramènent chez eux. Comme des œufs de coucou.
Je me demande combien de cités sont mortes par le passé ? Encerclées de parasites, comme un récif corallien entouré d’étoiles de mer. Elles se sont vidées, elles ont perdu l’âme qu’elles possédaient peut-être.
Il se leva.
« Où est parti tout le monde, bibliothécaire ?
— Oook oook.
— C’est tout eux, ça. J’aurais fait pareil. Ils foncent sans réfléchir. Que les dieux les gardent et leur viennent en aide, si leurs sempiternelles chamailleries familiales leur en laissent le temps. »
Puis il se dit : Bon, et après ? J’ai réfléchi, et je vais faire quoi ?
Foncer, évidemment. Mais lentement.
On ne voyait plus le cœur du tas de chariots. Il se passait quelque chose. Une lueur bleu pâle flottait au-dessus de l’immense pyramide de métal tordu, et de temps en temps des éclairs fusaient au fin fond de l’enchevêtrement. D’autres engins s’écrasaient sur l’amas comme des astéroïdes s’agglutinant autour du noyau d’une nouvelle planète, mais certains se comportaient autrement. Ils filaient vers des tunnels qui s’étaient ouverts dans la structure et disparaissaient en son sein chatoyant.
Il y eut alors un mouvement au sommet de la montagne et quelque chose se fraya un passage à travers le métal : une pointe luisante supportant un globe d’environ deux mètres de diamètre. Rien ne se produisit pendant une minute ou deux puis, alors que la brise le séchait, le globe se fendit et se désagrégea.
De petites feuilles blanches cascadèrent puis, emportées par le vent, arrosèrent Ankh-Morpork et la foule de badauds.
L’une d’elles descendit tranquillement en zigzag entre les toits et atterrit aux pieds de Vindelle Pounze qui sortait de la bibliothèque de son pas titubant.
Elle était encore humide, et on y avait écrit quelques mots. Enfin, écrit, c’est vite dit. Ça ressemblait aux curieuses inscriptions organiques des boules remplies de flocons de neige, des mots tracés par une main qui les maîtrisait mal :
Vindelle atteignit les portes de l’Université. Des flots de gens défilaient devant.
L’ex-mage connaissait bien ses concitoyens. Prêts à courir au spectacle de n’importe quoi. Incapables de résister au moindre mot suivi de plus d’un point d’exclamation.
Il sentit qu’on le regardait et se retourna. Un chariot l’observait depuis une ruelle ; l’engin recula et fila dans un sifflement.
« Qu’est-ce qui se passe, monsieur Pounze ? » demanda Ludmilla.
Il y avait quelque chose d’irréel dans l’expression des passants. Une expression inflexible de jouissance anticipée. Et les sens de Vindelle gémissaient comme une dynamo.
Lupin bondit vers un bout de papier à la dérive et le lui rapporta.
Vindelle secoua tristement la tête. Cinq points d’exclamation, la marque indéniable d’un esprit dérangé. Il entendit alors la musique. Lupin s’assit sur son derrière et se mit à hurler.
Dans la cave sous la maison de madame Cake, Crapahut le croque-mitaine marqua un temps au milieu de son troisième rat et tendit l’oreille.
Puis il termina son repas et tendit la main vers sa porte.
Le comte Arthur Clindieux Nosferoutard travaillait à la crypte.
Personnellement, il aurait pu vivre – ou revivre, ou mort-vivre, ou ce qu’on voulait – sans crypte. Mais il fallait avoir une crypte. Dorine avait été catégorique là-dessus. Ça faisait chic, disait-elle. Il fallait avoir une crypte et un caveau, sinon la société des vampires vous traitait par-dessous la dent.
On ne vous parle jamais de ces détails quand vous vous lancez dans le vampirisme. On ne vous dit jamais de construire votre propre crypte en bois de charpente minable de chez « Crayeux le Troll, fournitures en gros pour le bâtiment ». Ce genre de corvée n’échoit pas à la plupart des vampires, songeait Arthur. Pas aux vrais vampires. Tenez, le comte Jugulaire, par exemple. Un aristo comme lui aurait un larbin qui s’en chargerait. Admettons que les villageois viennent lui brûler son château, on voit mal le comte débouler lui-même à l’entrée pour manœuvrer le pont-levis. Oh, non. Il se contenterait de dire : « Igor… (ce pourrait être le nom du larbin) Igor, réglez-moi la guestion illigo bresto ! »
Huh. Ils avaient mis une annonce à l’agence morporkienne pour l’emploi de monsieur Chipot, ça faisait déjà plusieurs mois. Le lit, trois repas par jour et une bosse, au besoin. Sans résultat, même pas une demande d’entretien. Et on disait qu’il y avait du chômage partout. De quoi attraper un coup de sang.
Il saisit un autre morceau de bois et le mesura en grimaçant tandis qu’il dépliait son mètre.
Le dos d’Arthur le faisait souffrir depuis qu’il avait creusé les douves. Une autre corvée dont le vampire de la haute n’avait pas à se soucier. Les douves, ça participait de la fonction, comme qui dirait. Et chez les autres vampires, elles faisaient tout le tour de la maison, parce qu’ils n’avaient pas la rue en façade, la vieille Lagrainche toujours à se plaindre d’un côté, et de l’autre une famille de trolls à laquelle Dorine n’adressait pas la parole ; ils ne se retrouvaient pas avec un fossé qui traversait seulement la cour de derrière. Arthur n’arrêtait pas de tomber dedans.
Et puis il y avait cette coutume de mordre le cou des jeunes femmes. Ou plutôt il n’y avait pas. Arthur était toujours disposé à partager le point de vue d’autrui, mais il était sûr que les jeunes femmes jouaient un rôle dans le vampirisme, quoi qu’en dise Dorine. Dans des peignes noirs diaphanes. Arthur ne savait pas trop à quoi ressemblait un peigne noir diaphane, mais il avait lu quelque chose là-dessus et s’était dit qu’il aimerait bien en voir un avant de mourir… si mourir était le terme adéquat…
Et les autres vampires ne retrouvent pas brusquement leur femme affublée d’un accent ridicule. Pour la bonne raison que les vampires naturels parlent déjà comme ça.
Arthur soupira.
Ce n’était pas une vie – ou une demi-vie, ou une après-vie, enfin bref – que celle de marchand de gros en fruits et légumes petit-bourgeois élevé au rang d’aristocrate.
Puis la musique filtra par le trou dans le mur qu’il avait creusé pour y installer la fenêtre munie de barreaux.
« Aïe, fit-il avant de s’étreindre la mâchoire. Dorine ? »
Raymond Soulier tapa du pied sur son estrade portable.
« … Et je vais vous dire, pas question de s’allonger et de se laisser pousser l’herbe sur la tête, beugla-t-il. Je vous entends déjà me demander à corps et à cri mon plan en sept points pour l’égalité des chances avec les vivants, hein ? »
Le vent souffla les herbes sèches du cimetière. Le seul être à prêter apparemment quelque attention à Raymond, c’était un corbeau solitaire.
Raymond Soulier haussa les épaules et baissa la voix. « Vous pourriez au moins faire un petit effort, dit-il à l’autre monde dans son ensemble. Je suis là, à me décarcasser jusqu’à l’os… (il ouvrit et ferma les mains pour le prouver) et je n’entends pas le moindre remerciement. » Il marqua un temps, au cas où.
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