— Je n’ai jamais songé à te ravir, disait-il. Je n’ai découvert que tu étais une fille qu’au moment où mon poignard t’a piqué la gorge.
— Si tu tues un homme sans y songer, ça l’empêche pas d’être mort », maintenait-elle mordicus. Jamais il n’avait rencontré quiconque d’aussi têtu, sauf sa petite sœur, à la rigueur, Arya. Est-elle toujours ma sœur ? se demanda-t-il. L’a-t-elle jamais été ? Il n’avait jamais été lui-même un vrai Stark, rien de plus que le bâtard sans mère de lord Eddard, et sans plus de place à Winterfell que Theon Greyjoy. Et il avait perdu même ça. En prononçant ses vœux, au Mur, on était censé répudier son ancienne famille et en adopter une nouvelle. Seulement lui, Jon Snow, avait aussi perdu jusqu’à ses frères de la Garde de Nuit…
Il trouva Fantôme au sommet de la colline, ainsi qu’escompté. Le loup de neige avait beau ne jamais hurler, quelque chose ne l’attirait pas moins sur les hauts, et là, planté sur son arrière-train, les naseaux fumant une brume blanche, il gorgeait d’astres ses prunelles rouges.
« Avez-vous aussi vos propres noms pour les désigner ? souffla-t-il en s’agenouillant aux côtés du loup pour fourrager l’épaisse fourrure de son échine. Le Lièvre ? La Biche ? La Louve ? » Fantôme lui lécha le visage. Sa langue rugueuse achoppait sur les cicatrices laissées par les serres de l’aigle. Il nous a marqués tous les deux , songea-t-il. « Fantôme, reprit-il tout bas, nous passons demain. Mais il n’y a pas de marches, ici, pas de cage à treuil, aucun moyen pour que je t’emmène de l’autre côté. Il faut nous séparer. Tu comprends ? »
Dans les ténèbres, les prunelles rouges avaient l’air de jais. Plus muet que jamais, le loup se frotta la truffe dans le cou de Jon, y soufflant un brouillard bouillant. Les sauvageons traitaient Snow de zoman. Piètre zoman, si tel était son cas. Contrairement à ce qu’avait fait Orell avec l’aigle avant de mourir, lui ne savait pas seulement comment s’y prendre pour se glisser dans une peau de loup. Il avait bien rêvé qu’il était Fantôme, une fois, que son regard plongeait dans la vallée de la Laiteuse où Mance Rayder avait concentré son peuple, et ce rêve-là s’était bel et bien avéré, mais il ne rêvait pas en ce moment même, et cela le réduisait à ne disposer que de mots.
« Tu ne peux pas m’accompagner, dit-il en lui cueillant la tête entre ses mains pour le sonder jusqu’au fond des yeux. Il faut te rendre à Châteaunoir. Tu comprends ? Châteaunoir. Pourras-tu le trouver ? Le chemin de chez nous ? Suis juste la glace vers l’est, l’est toujours, en plein dans le soleil, et tu trouveras. Ils te reconnaîtront, à Châteaunoir, et peut-être que ta venue leur servira d’avertissement. » Rédiger un message et le confier à Fantôme, il l’avait ruminé, mais il n’avait pas d’encre, pas de parchemin, même pas de plume adéquate, et puis le risque était trop grand qu’on le découvrît. « Je te retrouverai à Châteaunoir, mais il faut que tu te débrouilles pour y aller de ton côté. Chacun de nous deux doit chasser seul pendant quelque temps. Seul. »
Le loup-garou se tortilla pour se dégager de l’étreinte, dressa les oreilles et, brusquement, prit sa course. Il se jeta dans un fourré, bondit par-dessus le tronc d’un arbre mort et, telle une traînée pâle dans le sous-bois, dévala le versant de la colline. En direction de Châteaunoir ? s’interrogea Jon, ou après un lièvre ? Il aurait bien aimé savoir. Il craignait de se révéler aussi pitoyable en fin de compte comme zoman que comme frère juré de la Garde et comme espion.
Un soupir du vent fit frémir les arbres et, chargé de parfums résineux, vint taquiner ses noirs délavés. Au sud se distinguait, gigantesque et sombre, occultant les astres, la silhouette infinie du Mur. L’aspect rude et tourmenté du panorama semblait indiquer que l’on se trouvait quelque part entre Tour Ombreuse et Châteaunoir, et probablement plus près de celle-là que de celui-ci. On avait louvoyé des jours et des jours vers le sud entre des lacs sans fond qui s’étiraient comme de longs doigts squelettiques au creux de vallées étroites qu’achevaient d’étriquer face à face crêtes de silex et méli-mélo d’éminences couvertes de pins. Quitte à ralentir la marche, pareil terrain procurait des caches innombrables à qui souhaitait approcher du Mur ni vu ni connu.
Aux pillards sauvageons, songea-t-il, par exemple. Tels qu’en voici. Que me voilà.
Par-delà le Mur se trouvaient les Sept Couronnes et tout ce qu’il avait juré de protéger. Ayant prononcé les vœux solennels d’y consacrer son honneur et son existence, c’était là-bas qu’il aurait absolument dû se tenir en sentinelle. Le devoir exigeait que, portant un cor à ses lèvres, il appelle aux armes la Garde de Nuit… Seulement, il n’avait pas de cor. Sans doute ne lui serait-il pas bien difficile d’en dérober un aux sauvageons, mais à quoi cela rimerait-il ? Dût-il en sonner, il n’y avait là-bas personne pour entendre. Le Mur s’étirait sur des centaines de lieues, et les effectifs de la Garde n’ayant, hélas, cessé de s’amenuiser, tous les forts étaient abandonnés, sauf trois. Il ne devait pas y avoir d’autre frère sur quelque quarante milles que lui-même. Si tant est qu’il le fût encore…
J’aurais dû essayer de tuer Mance Rayder sur le Poing, fût-ce au prix de ma propre vie. Voilà ce qu’aurait fait Qhorin Mimain, lui. Mais Jon avait hésité, et l’occasion ne s’était plus représentée puisqu’il était dès le lendemain parti avec Styr le Magnar, Jarl et une bonne centaine de Thenns d’élite et de baroudeurs. Du coup, il s’était persuadé qu’il attendait seulement son heure et s’esquiverait, celle-ci venue, pour gagner Châteaunoir à bride abattue. Vain espoir. On avait campé presque tous les soirs dans des villages sauvageons déserts, et Styr n’avait jamais manqué de préposer une douzaine de ses Thenns à la garde des chevaux. Au surplus, Jarl ne cessait de le tenir à l’œil. Et Ygrid ne le lâchait guère, jour et nuit.
Deux cœurs qui battent comme un seul. La formule narquoise de Mance lui revint à l’esprit et redoubla son amertume. Il avait rarement éprouvé pareil marasme. Je n’ai pas le choix , s’était-il dit la première fois qu’Ygrid était venue le rejoindre à la dérobée sous ses fourrures de couchage. Si je la repousse, elle saura que je joue double jeu. Je tiens simplement le rôle que m’a imposé le Mimain.
Son corps avait tenu le rôle avec pas mal d’ardeur. Ses lèvres une fois mêlées à celles d’Ygrid, sa main se glissant sous la cotte en peau de daim s’emparait d’un sein, sa virilité s’érigeant au contact du ventre qui, nonobstant les vêtements, s’y frottait, câlin. Mes vœux…, s’était-il dit, revoyant en un éclair le bois sacré dans lequel il les avait prononcés, le cercle formé par les neuf énormes barrals blancs, leurs faces rouges qui l’observaient, l’écoutaient avec tant d’attention. Mais les doigts d’Ygrid le délaçaient déjà, sa langue lui occupait la bouche, sa main se faufilait dans les sous-vêtements pour l’en extirper, et la vision des arbres-cœurs s’évanouissait, et il ne voyait plus qu’elle. Elle lui mordait la nuque, et lui, enfoui dans la toison rouge, y fourrageait du bout du nez. Chanceuse, songeait-il, elle est chanceuse, elle a reçu les baisers du feu. « C’est bon, non ? » chuchota-t-elle en le guidant pour qu’il la pénètre. Mouillant à force et point vierge, manifestement, mais il s’en fichait. Ses vœux à lui, son pucelage à elle, aux orties, tout ça, rien ne comptait plus, hormis la chaleur qu’elle dégageait, la pression de sa bouche et le téton qu’il titillait. « C’est fameux, non ? dit-elle encore. Pas si vite, oh, tout doux, là, comme ça, oui… Là, là, maintenant, oui oui, doux, doux. T’y connais rien, Jon Snow, mais je t’apprendrai, moi. Plus fort, maintenant, plus fort. Ouiiii… »
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