— Peut-être bien. Toujours est-il qu’après avoir incliné sa lance devant le roi le mystérieux chevalier galopa jusqu’au bout des lices où se dressait le pavillon des cinq champions. Les trois qu’il défia, vous les connaissez.
— Le chevalier au porc-épic, le chevalier à la fourche et le chevalier aux tours jumelles. » Il avait assez entendu d’histoires pour savoir ça. « Quand je vous disais ! c’était le petit paludier.
— Quel qu’il fut, les anciens dieux donnèrent vigueur à son bras. Le chevalier au porc-épic mordit le premier la poussière, puis le chevalier à la fourche et enfin le chevalier aux deux tours. Aucun n’était fort aimé, si bien que le petit peuple ovationna fort le chevalier d’Aubier rieur, ainsi qu’on ne tarda guère à nommer le nouveau champion. Quand ses adversaires abattus s’enquirent de la rançon qu’il exigeait pour leur armure et leur cheval, le chevalier d’Aubier rieur répondit d’une voix tonnante, de sous son heaume : “Apprenez l’honneur à votre écuyer, cette rançon me suffira !” Dès qu’ils eurent sévèrement châtié leurs écuyers, chacun des vaincus se vit en effet rendre armure et cheval. Et voilà comment fut exaucée… par les hommes verts ou les anciens dieux ou les enfants de la forêt, qui sait ? la prière du petit paludier. »
C’était une bonne histoire, estima Bran après une ou deux secondes de méditation. « Et après, qu’est-ce qui se passa ? Le chevalier d’Aubier rieur remporta le tournoi, il épousa une princesse ?
— Non, dit Meera. Cette nuit-là, dans le grand château, le sire de l’Orage et le chevalier aux crânes embrassés jurèrent tous deux de le démasquer, et le roi lui-même pressa ses gens de le défier, sous couleur que le visage caché par le heaume n’était pas celui d’un ami à lui. Mais lorsque les hérauts, le matin suivant, eurent fait sonner leurs trompes et que le roi eut gagné sa place, il ne se présenta que deux champions. Le chevalier d’Aubier rieur avait disparu. Fou de fureur, le roi alla jusqu’à envoyer son propre fils, le prince dragon, à la recherche de l’inconnu, mais on ne découvrit rien d’autre que son bouclier peint, suspendu dans un arbre. Et c’est le prince dragon qui, finalement, gagna le tournoi.
— Oh. » Bran demeura pensif un bon bout de temps. « C’était une bonne histoire. Mais les agresseurs, ç’auraient dû être les trois méchants chevaliers, pas leurs écuyers. Comme ça, le petit paludier aurait pu les tuer tous. Puis c’était stupide, le passage sur les rançons. Et le mystérieux chevalier devrait défaire chacun de ses chicaneurs et, vainqueur du tournoi, nommer la damoiselle-loup reine d’amour et de beauté.
— Elle le fut, souffla Meera, mais c’est une histoire plus triste.
— Vous êtes absolument certain de n’avoir jamais entendu ce conte auparavant, Bran ? insista Jojen. Votre seigneur père ne vous l’a vraiment jamais conté ? »
Bran secoua la tête. Le jour se faisait vieux pour lors, et de longues ombres venaient en rampant fourrer leurs doigts noirs au travers des pins. S’il fut possible au petit paludier de visiter l’Ile-aux-Faces, peut-être le pourrais-je aussi… Tous les contes s’accordaient à reconnaître aux hommes verts d’étranges pouvoirs magiques. Eux seraient peut-être capables de l’aider à marcher de nouveau, voire même de le métamorphoser chevalier. Ils ont bien métamorphosé chevalier le petit paludier, même si cela ne dura qu’un jour, songea-t-il. Un jour, rien qu’un, je m’en contenterais…
Il faisait une chaleur impossible dans la cellule, plus chaud qu’il n’était permis dans aucune cellule au monde.
Sombre, pour ça, rien à redire, il y faisait sombre. La torche fichée dans une applique à l’extérieur diffusait bien, derrière la grille de fer massive, une vague lueur orange et vacillante, mais sans dissiper les ténèbres où était plongée la majeure partie de l’intérieur. Quant à l’humidité qui régnait là, rien à redire non plus, elle était parfaitement conforme à celle qui pouvait s’attendre sur une île aussi étroitement pressée par la mer que Peyredragon. Et pour ce qui était des rats, il y en avait autant qu’escompté de tout cul-de-basse-fosse qui se respecte, et même quelques-uns de plus.
En revanche, Davos eût été malvenu de se plaindre du froid. Les passages polis dans la roche sous l’énorme masse de la forteresse conservaient admirablement la chaleur, et l’on vous répétait à l’envi que plus ils s’enfonçaient avant, plus elle y gagnait. Il se trouvait donc à une profondeur assez coquette, estimait-il, d’autant que si d’aventure il y plaquait sa paume les parois de la cellule avaient de quoi l’échauder. Il se pouvait au fond que les vieux contes disent vrai quand ils prétendaient le château bâti avec les pierres de l’enfer.
Il était malade à crever lorsqu’on l’avait amené là. La toux qui le tourmentait depuis la bataille n’avait cessé d’empirer, tout comme la fièvre qui l’agrémentait. Il avait les lèvres cloquées de gerçures sanguinolentes et, malgré la touffeur de la cellule, persistait à grelotter. Je ne flânerai pas longtemps, se souvenait-il d’avoir pensé. La mort aura tôt fait de me prendre, ici, dans le noir.
Il n’avait pas tardé à se rendre compte qu’il se trompait à cet égard, ainsi qu’à des quantités d’autres. Il se rappelait de manière assez floue des mains douces et une voix ferme, le jeune visage de mestre Pylos incliné sur lui. On lui faisait avaler bouillant du potage à l’ail, puis boire du lait de pavot contre la tremblote et la douleur. Ce dernier le faisait dormir et, pendant son sommeil, on lui apposait des sangsues pour soutirer le mauvais sang. Du moins le déduisait-il des marques aux bras qu’il se découvrait à son réveil. Toujours est-il qu’au bout d’assez peu de temps la toux cessa, les gerçures se résorbèrent, et le potage s’enrichit de morceaux de merlan, ainsi que de carottes et d’oignons. Et, un beau jour, il prit conscience qu’il se sentait en meilleure forme qu’il n’avait fait depuis la seconde où la désintégration de sa Botha noire l’avait flanqué dans la Néra.
Deux geôliers étaient attachés à son service. Large et trapu, doté d’épaisses épaules et d’énormes mains de portefaix, le torse enserré dans une brigandine de cuir clouté de fer, le premier lui apportait une fois par jour une écuellée de bouillie d’avoine. Parfois, il la sucrait avec du miel ou y délayait une goutte de lait. Le second, plus âgé, voûté, cireux de teint, la peau granuleuse et le cheveu sale et graisseux, portait un doublet de velours blanc sur lequel se devinait, brodé en fil d’or, un cercle d’étoiles. Elégances qui ne l’embellissaient pas, étant tout à la fois trop courtes et trop vastes, en loques au surplus et crasseuses pour ne rien gâcher. Davos recevait de lui tantôt des platées de viande et de purée, tantôt du ragoût de poisson. Une fois même lui échut un demi-pâté de lamproie, si riche que son estomac refusa de le digérer, mais il n’empêchait qu’on traitait rarement si bien les bénéficiaires d’une oubliette.
Evidemment, ni soleil ni lune ne brillaient là, les murs étant aveugles comme de juste. La seule activité des geôliers permettait de distinguer le jour et la nuit. Aucun des deux ne lui adressait la parole, mais il savait qu’ils n’étaient pas muets, car il les entendait parfois échanger quelques brusqueries lors de la relève. Comme ils ne consentaient pas même à lui dire leur nom, il les avait affublés de sobriquets de son propre cru. Le râblé, il l’appelait Bouillie, le cireux Lamproie. Quant à la succession des jours, il l’évaluait d’après les repas qu’on lui servait et d’après le remplacement régulier des torches dans le corridor.
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