Entourés de la garde Royale, Joffrey et Margaery se tenaient sur le parvis qui dominait la vaste place de marbre. Ser Addam et ses manteaux d’or contenaient la foule, sous l’œil bienveillant de la statue du roi Baelor le Bienheureux. Bon gré mal gré, Tyrion dut se mettre à la queue pour la corvée des félicitations. Il baisa les doigts de Margaery et lui souhaita toutes les félicités possibles, ce qui ne l’attarda guère car, par chance, on se piétinait derrière pour lui succéder.
La litière étant restée en plein soleil, il y faisait très chaud, derrière les rideaux. Comme une saccade signalait qu’on se mettait en mouvement, Tyrion s’appuya sur un coude alors que Sansa se remettait à contempler ses mains. Elle est tout aussi ravissante que la petite Tyrell. Ses cheveux étaient d’un opulent auburn d’automne, ses yeux d’un bleu Tully profond. Les chagrins lui avaient donné un air vulnérable et tourmenté qui ne parvenait qu’à la rendre si possible encore plus belle. Il brûlait de la rejoindre et de la forcer sous son armure de bonnes manières. Est-ce ce désir qui l’incita à parler ? Ou bien simplement le besoin de se distraire de sa vessie pleine ?
« Il m’est venu la pensée qu’une fois les routes redevenues sûres nous pourrions partir en voyage pour Castral Roc. » Loin de Joff et de ma sœur. Plus il ruminait l’attentat de Joffrey contre les Vies de quatre Rois, plus il en était préoccupé. Il y avait un message, là-dessous, oh oui… « Ce serait un plaisir pour moi que de vous montrer la galerie d’Or et la Bouche du Lion, et puis la salle des Héros dans laquelle nous jouions, enfants, Jaime et moi. Le bruit de tonnerre que fait la mer en se ruant dessous… » Elle leva lentement la tête. Il comprit ce qu’elle voyait : le renflement bestial du front, le moignon boursouflé de nez, la cicatrice rose en biais, les yeux vairons. Grands, bleus, vides étaient ses yeux à elle. « J’irai partout où souhaitera que j’aille messire mon époux.
— J’avais espéré que cela vous serait agréable, madame.
— Il me sera agréable d’être agréable à messire mon seigneur et maître. »
Ses lèvres se pincèrent. Quelle pathétique virgule d’homme tu fais. Tu te figurais peut-être que tes bafouillages sur la Bouche du Lion lui arracheraient un sourire ? As-tu jamais arraché un sourire à une femme autrement qu’à prix d’or ? « Non, c’était une idée grotesque. Il faut être un Lannister pour aimer le Roc.
— Oui, messire. Votre servante. »
La bougraille beuglait tout autour le nom de Joffrey. Dans trois ans, ce cruel mioche sera un homme, gouvernant à sa seule guise…, et tout nain pas totalement débile aura quitté les parages de Port-Réal. Pour Villevieille, peut-être. Ou même pour les cités libres. Il avait toujours eu terriblement envie de voir le Titan de Braavos. Peut-être plairait-il à Sansa, lui. Gentiment, il se mit à parler de Braavos, et il se heurta à un mur de politesse morne, aussi glacial et impitoyable que celui qu’il avait naguère arpenté dans le Nord. Il en fut accablé. Tout autant qu’alors.
Le reste du trajet s’écoula en silence. Au bout d’un moment, Tyrion s’était surpris à souhaiter que Sansa dise quelque chose, n’importe quoi, la plus insignifiante des platitudes, mais elle ne desserra pas seulement les dents. Lorsque leur litière fit halte dans la cour du château, il abandonna le soin de l’aider à descendre à l’un des palefreniers. « On comptera sur notre présence au banquet dans une heure d’ici, madame. Je vous rejoindrai sous peu. » Ses jambes ankylosées lui rendaient la marche pénible. Il entendit Margaery qui riait, là-bas, d’un rire essoufflé pendant que Joffrey l’enlevait de selle. Il sera aussi grand et fort que Jaime, un jour, songea-t-il, et je serai toujours un nain, moi, sous ses pieds. Et il risque fort, un jour, de me raccourcir encore davantage…
Il se réfugia dans un cabinet d’aisances et poussa un soupir de gratitude en se soulageant de son vin du matin. Il y avait des fois, comme ça, où c’était presque aussi bon de pisser que de s’envoyer une femme, et c’était le cas, là. Que ne pouvait-il se soulager de ses doutes et de ses remords même avec moitié moins de facilité… !
Podrick Payne l’attendait sur le seuil de ses appartements. « J’ai sorti votre doublet neuf. Pas ici. Sur votre lit. Dans la chambre à coucher.
— Effectivement, c’est bien la pièce où nous avons le lit. » Sansa devait y être, en train de s’habiller pour la fête. Shae aussi. « Du vin, Pod. »
Il s’assit pour le siroter dans l’embrasure de la fenêtre, avec vue plongeante sur le capharnaüm des cuisines. Le soleil n’avait pas encore touché le haut des remparts, mais déjà s’exhalaient l’odeur du pain au four et le fumet des viandes en train de rôtir. Le flot des convives ne tarderait pas à inonder la salle du trône, tout aux plaisirs qu’ils escomptaient d’une soirée pareille qui, par ses splendeurs et ses chants, visait non seulement à célébrer l’union de Castral Roc et de Hautjardin mais à claironner leur puissance et leur richesse à quiconque serait encore tenté de contester la suprématie de Joffrey.
Mais qui serait encore assez fou pour s’aventurer à contester la suprématie de Joffrey, après ce qui était arrivé à Stannis Baratheon et à Robb Stark ? La lutte avait beau se poursuivre dans le Conflans, de tous côtés se resserraient les nœuds coulants. Ser Gregor Clegane avait franchi le Trident, pris le gué des rubis, récupéré Harrenhal presque sans difficulté. Salvemer s’était rendu à Walder Frey le Noir, lord Randyll Tarly tenait Viergétang, Sombreval et la route Royale. Dans l’ouest, ser Daven Lannister avait opéré sa jonction avec ser Forley Prestre à la Dent d’Or pour marcher contre Vivesaigues, où devait les retrouver ser Ryman Frey, parti des Jumeaux avec deux mille piques. Et Paxter Redwyne affirmait que sa flotte serait bientôt prête à appareiller de La Treille pour entreprendre sa longue navigation autour de Dorne et via les Degrés de Pierre. Les pirates lysiens de Stannis se retrouveraient dès lors à un contre dix. Le conflit que les mestres appelaient déjà guerre des Cinq Rois était en somme près de s’achever. On avait même entendu Mace Tyrell déplorer que lord Tywin ne lui eût pas laissé de victoire à remporter.
« Messire ? » Pod se trouvait devant lui. « Vous changerez-vous ? J’ai sorti le doublet. Sur votre lit. Pour la fête.
— Fête ? repartit aigrement Tyrion. Quelle fête ?
— La fête des noces. » Le sarcasme lui avait échappé, naturellement. « Le roi Joffrey et lady Margaery. La reine Margaery, je veux dire. »
Tyrion résolut d’être très très ivre, cette nuit-là. « Très bien, jeune Podrick, allons donc me faire festif. »
Shae coiffait Sansa quand ils entrèrent dans la chambre. La joie et le chagrin, songea-t-il en les voyant ensemble. Le rire et les pleurs. Sansa portait une robe de satin argent bordé de vair dont les manches à crevés traînaient presque jusqu’à terre, doublées de feutre violet tendre. Shae lui avait artistement disposé les cheveux dans une fine résille d’argent qu’émaillait le délicat scintillement de pierres violet sombre. Jamais Tyrion ne l’avait vue si adorable, malgré l’affliction dont elle chargeait ses longues manches de satin. « Lady Sansa, lui dit-il, vous serez la belle des belles, ce soir, dans la salle.
— Messire est trop indulgent.
— Madame, fit Shae d’un ton suppliant, je ne pourrais pas venir servir à table ? Ça me plairait tellement, moi, voir les pigeons s’envoler de la tourte… ! »
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