— Presque tous les êtres. Excepté vous et moi, naturellement. » Il sourit. « Rendez-vous au bois sacré cette nuit même, si vous souhaitez rentrer chez vous.
— Le billet…, c’était vous ?
— Il fallait que ce soit le bois sacré. Aucun autre coin du Donjon Rouge n’est à l’abri des petits oiseaux de l’eunuque… – de ses petits rats, plutôt, comme je préfère les appeler. Il y a des arbres, dans le bois sacré, au lieu de murs. Le ciel, au lieu de plafond. Des racines et de la terre et des cailloux, au lieu de je ne sais quel dallage ou plancher. Les rats n’y ont pas d’endroit où grouiller. Il leur faut des planques, aux rats, sans quoi la première épée venue risque de les embrocher. » Lord Petyr lui prit le bras. « Permettez-moi de vous conduire à votre cabine. Vous avez eu une journée longue et éprouvante, je le sais. Vous devez être lasse.»
Déjà la petite barque n’était guère plus, derrière eux, qu’une virgule de flammes et de fumée, presque imperceptible dans l’immensité de la mer et du petit jour. Il n’y avait pas de retour possible, la seule route à suivre se trouvait désormais devant. « Très lasse », admit-elle.
Tout en la menant vers l’entrepont, il reprit : « Parlez-moi de la fête. La reine s’était donné tellement de mal. Les chanteurs, les jongleurs, l’ours dansant… Au fait, mes nains jouteurs ont-ils été du goût de messire votre petit époux ?
— Ils étaient à vous ?
— Il m’a fallu les envoyer chercher à Braavos et les cacher dans un bordel jusqu’au mariage. Il n’y a que le tracas qui ait excédé la dépense. Il est étonnamment difficile de cacher un nain, et Joffrey… – un roi, ça peut toujours se conduire à l’abreuvoir mais, avec Joffrey, il fallait pas mal faire d’éclaboussures et barboter dans l’eau avant qu’il se rende compte qu’elle était potable. Quand je lui touchai mot de ma petite surprise, Sa Majesté me répondit : “Et pourquoi donc aurais-je envie d’horribles nains pour mes festivités ? Je déteste les nains !” Ce qui me contraignit à le prendre aux épaules et à lui souffler : “Pas aussi fort que les détestera votre oncle…” »
Le pont roulait sous les pieds de Sansa, lui donnant l’impression que le monde lui-même était à son tour atteint d’instabilité. « On soupçonne Tyrion d’avoir empoisonné Joffrey. On l’aurait arrêté, d’après ce que disait ser Dontos. »
Littlefinger se mit à sourire. « Le veuvage vous ira bien, Sansa. » Elle eut le ventre retourné par cette pensée. Il se pourrait, ainsi, qu’elle n’ait plus jamais à partager sa couche avec Tyrion. C’était bien là ce qu’elle avait toujours désiré…, non ?
La cabine était basse et exiguë, mais on avait rendu l’étroite couchette plus confortable en la recouvrant d’un matelas de plume, et on avait amoncelé dessus d’épaisses fourrures. « Vous y serez un peu à l’étroit, bien sûr, mais pas trop mal, j’espère. » Littlefinger désigna un coffre en bois de cèdre, sous le hublot. « Vous y trouverez de quoi vous changer. Des robes, des dessous, des bas chauds, un manteau. Uniquement de la laine et du lin, j’ai peur. Indignes d’une jeune fille aussi belle, mais toujours contribueront-ils à vous tenir propre et au sec jusqu’à ce que nous soyons en mesure de vous trouver quelque chose de plus raffiné. »
Il tenait tout cela prêt à m’accueillir. « Messire, je… – je ne comprends pas… Joffrey vous avait donné Harrenhal et vous avait fait lord souverain du Trident…, pourquoi… ?
— Pourquoi diable est-ce que j’aurais voulu sa mort ? » Il haussa les épaules. « Je n’avais aucun mobile. Au surplus, je me trouve à mille lieues d’ici, dans le Val. Arrangez-vous toujours pour embrouiller vos adversaires. S’ils ne savent jamais avec certitude qui vous êtes ou ce que vous voulez, ils sont incapables de concevoir ce que vous risquez de faire le coup d’après. La meilleure façon, parfois, de les déconcerter consiste à accomplir des gestes qui n’ont aucun but, voire même à paraître œuvrer contre vos propres intérêts. Souvenez-vous de cela, Sansa, quand vous en viendrez à jouer le jeu.
— Le… – quel jeu ?
— L’unique jeu. Le jeu des trônes. » Il lui repoussa du front une mèche folle. « Vous êtes assez vieille pour apprendre que votre mère et moi étions plus qu’amis. Il fut un temps où Cat incarnait tout ce que je désirais en ce monde. Où j’avais l’audace de rêver à l’existence que nous pourrions nous créer, aux enfants qu’elle me donnerait…, mais elle était une damoiselle de Vivesaigues et la fille d’Hoster Tully. Famille, Honneur, Devoir, Sansa. Famille, Honneur, Devoir signifiait que jamais je ne pourrais obtenir sa main. Mais elle m’accorda quelque chose d’infiniment plus précieux, elle me fit présent de ce qu’une femme ne peut offrir qu’une seule fois. Comment aurais-je pu dès lors tourner le dos à sa fille ? Dans un monde meilleur que celui-ci, vous auriez pu être la mienne et non celle d’Eddard Stark. Ma fille loyale et affectueuse… Rejetez Joffrey de vos pensées, ma petite chérie. Et Dontos et Tyrion, tous tant qu’ils sont. Plus jamais ils ne vous importuneront. Vous êtes en sécurité, maintenant, voilà tout ce qui compte. Vous êtes en sécurité avec moi, et vous êtes en route pour rentrer chez vous. »
Si les briques ne sont pas bien faites, le mur s’effondre.
Les dimensions du mur que je suis en train d’édifier sont si formidables qu’elles réclament quantité de briques. La chance veut que je connaisse quantité de briquetiers, sans compter toutes sortes d’autres experts précieux.
Qu’il me soit une fois de plus permis d’exprimer mes remerciements et ma gratitude à ces bons amis qui me prêtent avec tant de générosité leur compétence (voire, parfois, leurs propres livres ) pour que mes briques soient aussi plaisantes que solides – à mon archimestre Sage Walker, à mon surintendant Carl Keim, à Melinda Snodgrass, mon grand écuyer.
Et, comme toujours, à Parris.