« Volontiers, dit-elle. À un moment où nous serons assis autour d’un feu, comme nous l’avons été à l’auberge.
— Le fait de trouver cette relique – qu’il nous faudra bien entendu rendre à ses propriétaires avant de quitter la ville – ainsi que la conversation que nous venons d’avoir m’ont fait penser à quelque chose que j’y ai lu une fois. Connais-tu la clef de l’univers ? »
Dorcas rit doucement. « Non, Sévérian. C’est tout juste si je connais mon nom, comment veux-tu que je sache quoi que ce soit sur la clef de l’univers ?
— Je ne me suis pas bien exprimé. La question que je voulais poser était plutôt : l’idée que l’univers possède une clef secrète t’est-elle familière ? Un dicton, une phrase, un proverbe – voire un simple mot – que l’on pourrait arracher de la bouche d’une statue particulière, ou lire dans le firmament ou encore qui serait enseigné à ses disciples par un anachorète sur un autre continent, au-delà des mers ?
— Les bébés la connaissent, me répondit-elle. Ils connaissent la clef de l’univers avant d’avoir appris à parler, mais ils l’ont oubliée, pour l’essentiel, une fois qu’ils sont en âge de s’exprimer. C’est du moins ce que m’a dit quelqu’un, une fois.
— C’est ce que je voulais dire, quelque chose comme cela. Le livre marron est une compilation des mythes du passé, et il comporte une liste de toutes les clefs de l’univers – de tout ce que les gens à un moment ou à un autre ont prétendu être le Secret, soit après avoir parlé avec des mystagogues sur des mondes lointains, soit en ayant étudié le popol vuh des magiciens, soit encore à la suite d’une période de jeûne passée dans un tronc d’arbre sacré. Il nous arrivait souvent de les lire, Thècle et moi, et d’en parler ; l’un de ces dictons disait que chaque chose et chaque événement ont trois significations. La première est d’ordre pratique, ce que le livre appelle « la chose telle que la voit le laboureur ». La vache arrache une touffe d’herbe ; c’est une véritable vache et c’est de l’herbe véritable. Cette signification a autant d’importance que les autres, elle est aussi vraie. La seconde traduit la façon dont le monde se reflète en lui-même. Chaque objet y est en contact avec tous les autres, et c’est ainsi que le sage peut tous les connaître en observant le premier. C’est ce que l’on pourrait appeler la signification du prophète, car c’est celle qu’utilisent ces gens-là quand ils prédisent une rencontre heureuse en étudiant les traces laissées par les serpents, ou confirment l’issue favorable d’une entreprise amoureuse en posant l’électeur de cœur par dessus la sainte patronne de trèfle.
« Et la troisième signification ? demanda Dorcas.
— Il s’agit de la signification transsubstantielle. Étant donné que tous les objets trouvent leur origine ultime dans le Pancréateur, que c’est lui qui les a tous mis en mouvement, ils ne peuvent qu’exprimer sa volonté – qui est la réalité la plus haute.
— Tu es en train de dire, en somme, que nous avons vu un signe. »
Je secouai la tête. « Le livre explique que toute chose est signe. Le pieu de cette barrière en est un, ainsi que la manière dont cet arbre se penche au-dessus. Certains signes peuvent cependant plus facilement trahir la troisième signification que d’autres. »
Pendant peut-être environ une centaine de pas, nous gardâmes tous deux le silence. Puis Dorcas reprit : « Il me semble que si ce que raconte le livre de la châtelaine Thècle est exact, les gens prennent toutes les choses à l’envers. Nous avons vu une énorme construction monter dans les airs et s’effondrer, retomber au néant, n’est-ce pas ?
— À l’instant où je la vis, elle était suspendue au-dessus de la ville. Est-elle vraiment montée ? »
Dorcas acquiesça de la tête. L’or clair de ses cheveux reflétait la lumière de la lune. « J’ai aussi l’impression que ce que tu appelles la troisième signification est tout à fait clair. La deuxième signification est en revanche plus difficile à découvrir, et quant à la première, qui devrait être la plus évidente, c’est impossible. »
J’étais sur le point de lui répondre que je comprenais ce qu’elle voulait dire – au moins en ce qui concernait la première signification – lorsque nous entendîmes, à quelque distance, se répercuter les échos d’une sorte de grondement, évoquant un long roulement de tonnerre. « Qu’est-ce que ce bruit ? » s’exclama Dorcas, saisissant ma main dans la sienne, petite et tiède, ce que je trouvai très agréable.
« Je l’ignore ; mais j’ai l’impression qu’il provenait de ce hallier, là-bas devant nous.
— J’entends parler, maintenant, ajouta-t-elle en acquiesçant.
— Ton ouïe est donc meilleure que la mienne. »
Le grondement recommença, plus fort et plus long que la fois précédente ; mais ce coup-ci, peut-être parce que nous nous étions légèrement rapprochés, je crus apercevoir quelques reflets de lumière entre les troncs d’une jeune plantation de bouleaux, en face de nous.
« Regarde par là ! » dit Dorcas, m’indiquant du doigt un point un peu au nord des arbres. « Ce ne peut pas être une étoile, elle serait trop basse sur l’horizon et trop brillante. Et elle se déplace trop rapidement !
— Il s’agit sans doute d’une lanterne, accrochée à un véhicule, peut-être, ou portée par quelqu’un. »
Le grondement enfla à nouveau, mais je sus cette fois-ci quelle en était l’origine : c’était un roulement de tambour. Je commençai aussi moi-même à entendre parler ; les voix étaient extrêmement ténues, mais l’une d’elles, paraissant plus grave que le son du tambour et presque aussi puissante, attira mon attention.
Dès que nous eûmes contourné le hallier, nous vîmes une cinquantaine de personnes, environ, attroupées autour d’une petite plate-forme. Sur celle-ci, éclairée de torches bondissantes, était juché un géant qui tenait une timbale sous le bras, comme s’il s’agissait d’un simple tam-tam. Il était entouré sur sa droite d’un homme nettement plus petit, richement habillé, et sur sa gauche, de la femme à la beauté la plus sensuelle que j’aie jamais vue, presque nue.
« Tout le monde est présent », était en train de proclamer l’homme le plus petit, d’une voix forte au rythme précipité. « Tout le monde est ici ! Que désirez-vous donc ? L’amour, la beauté ? » Il montra la jeune femme. « La force, le courage ? » Il agita la canne qu’il tenait en direction du géant. « Tromperies mystères ? » Il frappa sur sa propre poitrine. « Le Vice ? » géant fut à nouveau désigné. « Et regardez par là, regardez qui arrive, à l’instant ! Notre vieille ennemie, la Mort, celle qui finit toujours par arriver, tôt ou tard. » Sur ces mots, il brandit sa canne dans ma direction, et dans le public, tous les visages se retournèrent.
J’avais retrouvé le Dr Talos et Baldanders. Leur présence me parut inévitable dès l’instant où je les reconnus. Par contre, je ne me souvenais pas avoir rencontré la jeune femme auparavant.
« La Mort ! reprit le Dr Talos. La Mort est venue. J’ai douté de vous au cours de ces deux dernières journées, ma vieille amie ; c’était mal vous connaître. »
Je m’attendais à ce que la foule se mette à rire devant ce trait d’humour macabre, mais elle resta sans réaction. Quelques personnes marmonnèrent entre eux, et une vieille commère cracha dans la paume de sa main avant de pointer les doigts vers le sol.
« Et qui a-t-elle amené en sa compagnie ? » Le Dr Talos se pencha en avant pour mieux scruter le visage de Dorcas dans la lueur des torches. « L’Innocence, si j’en crois mes yeux. Oui, c’est bien l’Innocence. Et maintenant, la troupe est au complet ! Le spectacle ne va pas tarder à commencer. Il n’est pas fait pour les cœurs sensibles ! Vous n’avez jamais rien vu de tel, jamais rien qui soit comparable ! Toute la troupe est là, maintenant. »
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