La justice fait partie des grandes choses, et pendant cette nuit, pendant que j’écoutais la pluie, étendu auprès de Dorcas, j’étais encore jeune ; si bien que je ne désirais que de grandes choses. C’est pourquoi, je crois, je désirais alors tellement que notre guilde retrouve le rang et le respect dont elle avait autrefois joui. (Et je le désirais encore, alors qu’elle venait de me rejeter.) C’est peut-être pour la même raison que l’amour que je portais, enfant, à toutes les choses vivantes, avait fini par décliner au point de ne plus être qu’un vague souvenir au moment où j’avais trouvé le pauvre Triskèle en train de perdre tout son sang, sur la décharge de la tour de l’Ours. La vie, après tout, n’est pas une grande chose ; elle est même, à plus d’un titre, le contraire de la pureté. J’ai acquis une certaine sagesse, maintenant, même si je ne suis pas encore vieux ; je sais cependant qu’il vaut mieux posséder toutes choses, élevées comme basses, et pas seulement celles qui sont élevées.
Donc, à moins que le kiliarque ne décide d’user de son droit de grâce, j’allais, le lendemain, prendre la vie d’Agilus. Personne ne peut dire ce qu’une telle chose signifie. Un corps humain n’est qu’une colonie de cellules (cette réflexion de maître Palémon, quand il la faisait, évoquait toujours pour moi nos cachots). Divisée en deux groupes suffisamment importants, cette colonie périt. Mais il n’y a aucune raison de déplorer la mort d’une colonie de cellules : il en disparaît une chaque fois que le boulanger enfourne une miche de pain. Si un homme n’est rien de plus qu’une colonie de ce genre, alors il n’est rien ; mais instinctivement, nous savons qu’un homme est davantage que cela. Qu’advient-il, dans ce cas, de cette partie qui est davantage ?
Il est possible qu’elle périsse également, quoique plus lentement. On trouve une grande quantité de demeures hantées, et il y a même des tunnels et des ponts qui le sont. J’ai cependant entendu dire que lorsque l’esprit qui se manifeste est humain, et non pas quelque chose d’élémentaire, ses apparitions deviennent de moins en moins fréquentes et finissent même par cesser complètement. Les historiographes prétendent que dans un passé très lointain, les hommes ne connaissaient qu’un seul monde, Teur, et ne craignaient pas les bêtes qui s’y trouvaient alors ; ils voyageaient librement de ce continent vers le nord. Mais personne n’a jamais rencontré le fantôme d’un homme ayant vécu durant cette période.
Il se peut également qu’elle périsse sur-le-champ, à moins qu’elle n’aille errer parmi les constellations. Cette Teur, qui est nôtre, est assurément plus petite qu’un village, par rapport à l’immensité de l’univers. Et si un homme demeurant dans un village voit sa maison brûler par la malveillance de ses voisins, il quitte l’endroit s’il ne meurt pas dans l’incendie. Mais nous pouvons alors nous demander comment il est arrivé.
Maître Gurloes, qui a pratiqué un nombre impressionnant d’exécutions, avait l’habitude de dire que seul un sot se soucie de commettre une erreur pendant le déroulement de la cérémonie – glisser dans le sang, par exemple, ou ne pas avoir remarqué que le décapité portait perruque et vouloir soulever sa tête par les cheveux. On ne court que deux dangers : celui de perdre son sang-froid, ce qui ferait trembler notre main et pourrait nous faire porter un coup maladroit ; et celui de ressentir une vindicte qui transformerait un acte de pure justice en un geste de simple vengeance. Avant de m’endormir, je m’efforçai de me conforter pour lutter contre ces deux dangers.
L’exercice de notre fonction prévoit que nous restions debout, sans notre cape, masqués, l’épée tirée, immobile pendant un long moment sur l’échafaud, attendant l’arrivée de notre client. Certains prétendent que ce rituel a pour but de symboliser l’omniprésence toujours en éveil de la justice, mais je crois que sa véritable raison d’être est de donner un pôle d’attraction à la foule, et de suggérer l’impression que l’événement est sur le point de se produire.
Une foule n’est pas la simple addition des individus qui la composent. Il s’agit plutôt d’une espèce d’animal, dépourvue de langage ou de conscience réelle, qui naît quand elle se rassemble et meurt lorsqu’elle se disperse. Dressé devant la salle d’Audience de la cour de Justice, l’échafaud était entouré de dimarques, la lance au poing, et le pistolet que portait l’officier qui les commandait aurait pu, j’imagine, éliminer cinquante ou soixante personnes avant que quelqu’un puisse le lui arracher et le tuer en le précipitant sur le pavé. Il n’empêche : il est bon d’avoir un pôle d’attraction, et quelque chose de concret pour symboliser le pouvoir.
Les gens venus assister à l’exécution n’étaient en aucun cas tous des misérables ; il n’y avait même pas une majorité de pauvres. Les Champs Sanglants sont situés à peu de distance de l’un des quartiers les plus chics de la ville, et je pus apercevoir beaucoup de soie rouge et jaune dans la foule, ainsi que des visages que l’on avait lavés ce matin au savon parfumé. (Dorcas et moi nous nous étions mutuellement aspergés avec l’eau du puits de la cour.) Ce genre de public est plus lent à s’exciter qu’un autre composé de pauvres, mais lorsque la violence s’en empare il devient bien plus dangereux, car il n’est pas accoutumé à être impressionné par la force, et en dépit des démagogues qui s’y trouvent, il est nettement plus courageux.
Ainsi donc je me tenais debout, les mains posées sur les deux quillons de Terminus Est , après avoir disposé le billot de façon qu’il soit couvert de mon ombre, me déplaçant légèrement pour qu’il n’en sorte pas. Le kiliarque restait invisible, mais j’appris un peu plus tard qu’il avait regardé l’exécution depuis une fenêtre. Je cherchai Aghia des yeux dans la foule, mais ne pus la trouver. Dorcas était installée, comme j’en avais fait la requête auprès du porveor, sur les marches conduisant à la salle d’Audience.
Le gros homme qui m’avait accroché au passage la veille se trouvait aussi près que possible de l’échafaud, et la pointe d’une lance menaçait en permanence ses vêtements gonflés par son obésité. La femme aux yeux avides se tenait à sa droite et la femme aux cheveux gris en désordre à sa gauche ; son mouchoir était glissé dans le haut de ma botte. Je ne vis ni le petit homme qui m’avait donné l’asimi ni celui au regard si triste, qui bégayait et s’exprimait d’une manière tellement bizarre. Je parcourus du regard les toits environnants, d’où ils auraient pu bénéficier d’une bonne vue en dépit de leur petite taille, mais je ne les vis pas, ce qui n’empêchait pas qu’ils y fussent peut-être.
Quatre sergents en costume d’apparat encadraient Agilus pour le conduire. Je vis la foule s’ouvrir devant eux comme s’ouvrait l’eau dans le sillage du bateau de Hildegrin. Je n’aperçus tout d’abord que les plumets écarlates des casques ; puis vint l’éclat des armures, et au milieu, enfin, je reconnus Agilus à ses cheveux bruns. Son large visage enfantin était redressé vers le ciel, à cause des chaînes qui, en enserrant ses bras, lui tiraient les épaules en arrière. Je me souvins alors de son allure élégante, quand il portait la tenue d’officier de la garde, avec la chimère d’or ciselée sur la poitrine de son armure. Je trouvai tragique qu’il ne puisse être accompagné maintenant par un détachement de l’unité qui, en un certain sens, avait été la sienne, au lieu de ces simples hommes de troupe terrorisés, en armures d’acier laborieusement poli. Il avait été dépouillé de tous ses habits d’apparat, et c’est caché par le masque de fuligine sous lequel je l’avais combattu que j’attendis qu’il me soit confié. Les vieilles femmes stupides s’imaginent que le Panjudicateur nous envoie nos défaites en punition et nos victoires en récompense : j’eus le sentiment d’avoir été récompensé bien au-delà de ce que je souhaitais.
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