— Mais mes amis, et Rivebise ? dit Lunedor en se retournant vers la place où son bien-aimé était tombé à genoux pendant que le sol tremblait. Ils ne peuvent pas se défendre. Ils mourront sans moi. Le bâton peut les aider ! Je ne dois pas les abandonner !
À cet instant les ténèbres obscurcirent tout.
— Je ne les vois plus !… Rivebise ! Mère, aide-moi !
Il n’y eut pas de réponse.
C’est injuste ! cria Lunedor dans sa tête. Ce n’est pas ce que nous voulions ! Nous désirions simplement nous aimer, et cela nous perdra peut-être ! Nous avons fait tant de sacrifices qui n’ont servi à rien. J’ai trente ans, mère ! Trente ans et pas d’enfant ! On m’a pris ma jeunesse, on m’a pris mon peuple. Il ne m’est rien resté. Rien, excepté ce bâton. Et une fois encore, on me demande plus.
Sa colère tomba. Rivebise s’est-il insurgé contre les années passées à chercher des solutions aux problèmes que d’autres lui posaient ? La seule chose qu’il eût trouvée était ce bâton, qui reste une énigme. Non, il ne s’est jamais emporté. En lui, la foi fut la plus forte. Moi, je suis faible. Rivebise a toujours été prêt à sacrifier son existence à sa quête. Il faut que j’aie la volonté de vivre, même sans lui.
Lunedor appuya la tête contre le métal froid des portes. Elle s’était décidée.
— Je ferai le pas en avant, mère, et j’entrerai dans le temple. Si Rivebise meurt, mon âme partira avec lui. Je demande une chose : s’il doit mourir, qu’il sache que je suivrai la voie qu’il a ouverte.
Appuyée sur le bâton, la princesse des Que-Shus poussa les portes d’or, qui se refermèrent sur elle au moment précis où le dragon sortait du puits.
Sous le dôme du sanctuaire, au milieu des dalles en mosaïque, s’élevait une statue de marbre d’une singulière beauté. Elle irradiait de lumière. Fascinée, Lunedor approcha. La statue figurait une femme, vêtue d’une robe flottant autour d’elle, dont le visage exprimait l’espoir et une sorte d’abnégation. Elle portait une étrange amulette suspendue à son cou.
— Voici Mishakal, déesse de la guérison, dont je suis la prêtresse, dit la voix de sa mère. Écoute ce qu’elle te dira, ma fille.
La statue était merveilleusement belle. Mais il lui manquait quelque chose. Lunedor réalisa que ses doigts étaient refermés sur un objet absent. Sans réfléchir, simplement pour parachever la perfection de l’œuvre, Lunedor glissa le bâton entre les mains de marbre.
Il s’irisa d’une douce lumière bleutée. Surprise, Lunedor recula. Le bâton s’illumina d’une clarté éblouissante. La jeune femme tomba à genoux. Un sentiment d’amour intense gonfla son cœur. Elle regretta amèrement de s’être emportée.
— N’aie pas honte des questions qui te tourmentent, chère disciple. Ce sont elles qui t’ont menée à nous, et c’est ta colère qui te soutiendra dans les épreuves qui t’attendent. Tu es venue chercher la vérité, et tu la trouveras.
« Les dieux ne se sont pas détournés des hommes, mais les hommes ont oublié les vrais dieux. Krynn va subir la plus grande épreuve de son existence. Plus que jamais, les hommes auront besoin de la vérité. C’est à toi, ma disciple, de les ramener au pouvoir des vrais dieux. Le temps est venu de rétablir l’équilibre de l’Univers. Le Démon a pris le dessus. Car les dieux du Bien se sont tournés vers les hommes, mais les dieux du Mal aussi, et ils œuvrent à asservir leurs âmes. La Déesse des Ténèbres est revenue ; elle cherche un moyen de prendre possession du pays. Les dragons, qui avaient été bannis dans le néant, sont de retour. »
Les dragons , pensa Lunedor. Elle ne parvenait pas à analyser les paroles qui pénétraient en elle, mais elle en comprendrait le sens plus tard. Jamais, elle ne les oublierait.
— Pour avoir la force de les vaincre, tu auras besoin de la vérité des dieux. C’est le cadeau le plus beau qu’on ait fait au monde. Sous ce temple, dans ces ruines hantées par les années de gloire révolue, reposent les Anneaux de Mishakal. Ce sont des disques de platine brillant. Si tu les trouves, tu pourras faire appel à mes pouvoirs, car je suis Mishakal, déesse de la guérison.
« Ton chemin sera semé d’embûches. Les dieux du Mal connaissent le pouvoir de la vérité et le redoutent. Un puissant dragon séculaire, Khisanth, connu chez les hommes sous le nom d’Onyx, est le gardien des Anneaux. Son repaire se trouve sous la cité détruite de Xak Tsaroth. Si tu choisis de retrouver les reliques, sache que le danger te guettera à tout instant. C’est pourquoi je bénis ce bâton. Sers-t’en avec hardiesse et sans faillir, et tu l’emporteras sur le Mal. »
La voix s’était éteinte. Lunedor entendit le hurlement de Rivebise.
Quand Tanis pénétra dans le temple, une scène de sa vie passée lui revint en mémoire. Laurana, son frère, Gilthanas, et lui étaient assis au bord de la rivière, se partageant entre les jeux d’enfants et les rêves d’avenir. Ces jours heureux n’avaient pas duré longtemps. Tanis s’était vite aperçu qu’il était différent des autres. Le souvenir de ce moment ensoleillé d’amitié enfantine adoucit ses peines.
Il se tourna vers Lunedor, qui se tenait près de lui sans rien dire.
— Quel est cet endroit ?
— Je t’en parlerai plus tard, répondit la barbare.
Ils avancèrent au centre du sanctuaire et s’arrêtèrent devant la statue. Tanis la contempla, bouche bée.
Caramon et Sturm étaient entrés, portant Rivebise sur une civière de fortune. Tass, étonnamment déprimé, et le nain, plus vieux que jamais, montaient la garde de chaque côté. Le capuchon rabattu sur la tête, les mains enfouies dans ses manches, Raistlin fermait la marche. On aurait dit des funérailles.
Ils déposèrent le blessé devant Lunedor.
— Découvrez-le, dit-elle.
Personne n’osa faire un geste.
Brusquement, Raistlin se pencha sur le corps et, d’un coup sec, enleva le manteau étendu sur le barbare.
Lunedor tressaillit en découvrant le corps torturé de Rivebise. Mais en digne représentante de son peuple, elle se ressaisit aussitôt. Elle prit le bâton des mains de la déesse et vint s’agenouiller auprès de Rivebise.
— Kan-tokah ! dit-elle doucement. Mon bien-aimé !
D’une main tremblante, elle caressa le front du mourant. Comme s’il voulait la toucher, il leva une main noirâtre, qui retomba aussitôt, sans vie. Il poussa un soupir et resta inerte. En larmes, Lunedor tendit le bâton au-dessus de son corps. Une douce lumière bleue envahit le sanctuaire. Tous se sentirent renaître. Leurs chairs étaient comme lavées des tourments qui les avaient si durement éprouvés. Les images de l’attaque du dragon s’évanouirent de leur esprit. Puis la lumière du bâton s’estompa. L’obscurité gagna le temple, que seule la statue de la déesse éclairait.
Une voix grave s’éleva dans la pénombre du sanctuaire :
— Kan-tokah neh sikaram.
Lunedor poussa un cri d’allégresse. Son bien-aimé tendit les bras vers elle. Elle referma les siens sur lui et l’étreignit, pleurant et riant de joie.
— … Donc, dit Lunedor pour conclure son récit, il faut trouver un moyen de pénétrer dans la cité détruite, sous le temple, pour reprendre les Anneaux que le dragon garde dans son repaire.
Les compagnons s’assirent sur les dalles du sanctuaire pour prendre un peu de nourriture. Ils avaient fait le tour des lieux sans repérer personne. Caramon disait avoir découvert un escalier qui menait à la cité détruite. Le bruit étouffé du ressac leur rappela qu’ils se trouvaient au sommet d’une falaise surplombant le Nouvel Océan.
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