Le dragon prit son envol, et la peur qui paralysait Tanis s’estompa. Il eut le réflexe de saisir son arc ; il allait sortir une flèche de son carquois quand le dragon parla.
Au premier mot qu’il prononça, des ténèbres aveuglantes descendirent du ciel. Tanis perdit conscience de l’endroit où il se trouvait. Il ne savait qu’une chose : le dragon allait fondre sur eux. Sans défense, il pouvait seulement se plaquer au sol et ramper parmi les ruines pour se cacher.
Comme on ne voyait rien, le demi-elfe fit appel à son ouïe et guetta les bruits. Le battement d’ailes de la créature avait cessé. Le demi-elfe se représenta un grand oiseau de proie planant au-dessus de lui.
Il entendit comme un bruissement de feuillage dans la brise, qui se transforma en un souffle violent, comme avant l’orage. Puis retentirent les rafales hurlantes d’un typhon. Tanis se réfugia contre le mur en se couvrant la tête de ses bras.
Le dragon était passé à l’attaque.
Il ne pouvait percer les ténèbres qu’il avait créées, mais il savait où se trouvaient les intrus. Ses serviteurs draconiens l’avaient averti qu’un groupe de voyageurs avait pénétré dans le pays, et que le bâton au cristal bleu était parmi eux. Le seigneur Verminaar désirait mettre la relique sous la garde de Khisanth le dragon, pour qu’il reste à jamais hors des contrées humaines. Mais Khisanth avait égaré le bâton, et le seigneur Verminaar n’était pas content. Il fallait le récupérer. Khisanth avait soigneusement repéré les intrus avant d’envoyer les ténèbres sur la place. Cependant, il n’avait pas remarqué que le bâton était hors champ. Sûr de lui, il ne songeait plus qu’à anéantir les compagnons.
Le dragon fondit du ciel, ses ailes incurvées comme deux cimeterres noirs. Il plongea sur le puits, où il avait vu aller et venir ses ennemis. Sachant qu’une terreur paralysante les clouait sur place, Khisanth était certain de tous les tuer d’un coup. Il ouvrit la gueule et darda sa langue fourchue.
Tanis entendit le dragon approcher. Il sentit le souffle d’air que déplaçaient ses ailes immenses, suivi d’une gigantesque aspiration de sa gueule béante. Il y eut alors un bruit de marmite d’eau bouillante renversée sur le feu. Une substance liquide et des éclats de roche en fusion lui éclaboussèrent les mains, provoquant une douleur cuisante.
Il entendit crier. La voix d’un humain avait poussé un hurlement douloureux, un cri si atroce que Tanis eut du mal à se retenir pour ne pas crier aussi. Rivebise. Le cri se mua en gémissement plaintif.
Une masse énorme passa en frôlant Tanis, qui fut aplati contre le mur. Puis les remous s’apaisèrent. Le dragon avait regagné les profondeurs du puits.
Ce fut le silence.
Tanis ouvrit les yeux. Les ténèbres s’étaient dissipées. Les deux lunes brillaient dans une mer d’étoiles scintillantes. Lentement, le demi-elfe reprit son souffle. Il se remit debout et courut vers la silhouette qui gisait sur les dalles de la place.
Au premier regard, il se détourna. La vision était insoutenable. Ce qui restait de Rivebise n’avait plus rien d’humain. Les chairs arrachées laissaient apparaître les os. Ses yeux pendaient sur ses joues décharnées. Sa bouche ouverte était figée en un rictus horrifié. De son torse défoncé saillaient les côtes, hérissées de lambeaux de vêtements carbonisés. Ses entrailles dégoulinaient en grappes sanguinolentes que la lune baignait d’une lumière rougeâtre.
Tanis s’effondra en vomissant. Il avait vu des hommes mourir sous son épée, d’autres taillés en pièces par les trolls. Mais ça… Le demi-elfe savait qu’il serait hanté pour toujours par ce qu’il voyait.
Une main solide agrippa son bras, faisant passer un courant de chaleur et de compréhension. Il se redressa et essaya de bredouiller une parole.
— Tu vas mieux ? demanda Caramon avec inquiétude.
Tanis opina du chef, incapable d’articuler un mot. Entendant la voix de Sturm, il se retourna.
— Remercions les vrais dieux, Tanis ! dit Sturm. Il est encore vivant. J’ai vu bouger sa main.
— Achève-le ! dit Tanis d’une voix qui s’étranglait. Achève-le, Sturm !
Le chevalier dégaina son épée, dont il embrassa la garde. Il la leva face à Rivebise en prononçant mentalement les paroles destinées aux héros morts à la guerre. Puis il entonna le vieux chant funéraire solamnique, la lame de son épée au-dessus de la poitrine de Rivebise.
Mais le chant mourut sur les lèvres du chevalier.
En entendant célébrer les anciens dieux, Tanis se sentit envahi d’une bienfaisante paix. À côté de lui, Caramon pleurait en silence.
Puis une voix claire s’éleva dans la nuit :
— Arrêtez. Amenez-le-moi.
Aussitôt, Tanis et Caramon se placèrent devant le corps de Rivebise pour le soustraire à la vue de Lunedor. Arraché à la célébration d’un passé ancestral, Sturm revint vite à la réalité et baissa son épée. La fragile petite silhouette de Lunedor se détachait sur les portes d’or du temple. Tanis voulut lui parler, mais l’emprise d’une main froide sur son bras l’en retint. Il se dégagea vivement de Raistlin.
— Fais ce qu’elle dit, siffla le mage. Amène-lui Rivebise.
Face au regard vide et au visage sans expression de Raistlin, Tanis se raidit de colère.
— Emmenez-le, dit calmement le mage. Ce n’est pas à nous de décider de la mort de cet homme. C’est l’affaire des dieux.
16
Un choix épineux. Le plus beau des cadeaux.
Tanis regarda Raistlin. Pas un battement de paupière ne trahissait ses sentiments. Si toutefois il en avait… Leurs regards se croisèrent. Comme toujours, Tanis sentit que le mage voyait au-delà de lui, beaucoup plus loin qu’un simple regard pouvait le faire. Il le haït soudain avec une violence qui le surprit, le détestant et l’enviant en même temps.
— Il faut faire quelque chose ! pressa Sturm. Il n’est pas mort, mais le dragon peut revenir d’une minute à l’autre.
— D’accord, dit Tanis d’une voix nouée. Enveloppez-le dans une couverture… Avant, laissez-moi parler à Lunedor seul à seul.
Le demi-elfe traversa la cour dallée et gravit les marches du temple. Lunedor attendait, debout devant les portes d’or.
— Amenez-le-moi, Tanis, répéta-t-elle.
Le demi-elfe prit sa main.
— Lunedor, Rivebise est dans un état désespéré. Il va mourir. Nous ne pouvons plus rien pour lui, le bâton non plus.
— Ne dis plus un mot, Tanis, répondit-elle doucement.
Tanis n’insista pas. Pour la première fois, il la vit telle qu’elle était. Apaisée et tranquille. Son visage était empreint de la plénitude qu’apporte le calme après la tempête.
— Entrons dans le temple, ami, dit-elle en plongeant ses yeux intenses dans ceux de Tanis. Entrons dans le temple avec Rivebise.
Lunedor n’avait pas entendu approcher le dragon. Elle n’avait pas vu qu’il attaquait Rivebise. Quand les compagnons étaient arrivés sur la place en ruine de Xak Tsaroth, une force étrange l’avait attirée vers le temple. Elle avait gravi les marches jusqu’aux portes d’or. Là, elle avait entendu Rivebise l’appeler. « Lunedor…» Ne voulant pas laisser son bien-aimé et ses amis face au malheur qui sourdait du puits, elle avait hésité.
— Entre, mon enfant !
L’appel venait d’on ne sait où.
Lunedor s’était retournée vers les portes, les larmes aux yeux. C’était la voix de sa mère. Chantepleur, prêtresse de Que-Shu, était morte depuis bien longtemps, quand Lunedor était encore une enfant.
— Chantepleur ? s’exclama Lunedor d’une voix étranglée. Mère ?
— Tu as vécu des années difficiles, ma fille, et je crains que ton fardeau à venir ne soit encore plus lourd à porter. Si tu poursuis cette voie, tu entreras dans des ténèbres encore plus denses. C’est la vérité qui éclairera ton chemin, et tu trouveras que c’est une bien faible lumière dans la nuit qui t’attend. Mais sans la vérité, tout sera anéanti par la mort. Entre avec moi dans le temple, ma fille, tu trouveras ce que tu cherches.
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