Dans la cohue, Sturm vit passer le nain au pas de course. Il le rattrapa.
— Tass ! Il est dans le dragon ! lui cria le nain sans s’arrêter.
— Flint, c’est inutile ! Personne ne peut survivre dans cette fournaise.
— Fiche-moi la paix ! hurla le nain.
Stupéfait, Sturm le laissa partir vers le dragon en flammes.
— Tasslehoff Racle-Pieds ! cria Flint. Où es-tu, stupide kender ? … Tass ! Si tu ne sors pas de là, je te tuerai ! Aide-moi un peu…
Des larmes de chagrin et de désespoir coulèrent sur les joues de Flint.
La chaleur devenait insoutenable. Sturm se décida à empoigner le nain et à l’assommer si nécessaire, quand il remarqua le mouvement bizarre de la tête du dragon, dont le long cou n’avait pas encore été consumé par les flammes.
— Flint ! Regarde !
Les petites jambes d’un pantalon bleu vif se débattaient faiblement dans la gorge du monstre d’osier.
— Tass ! Sors de là ! La tête est sur le point de prendre feu !
— Je ne peux pas ! Je suis coincé ! dit une voix étouffée.
Flint se mit à tirer sur les jambes de Tass, tandis que Sturm cherchait un moyen d’extraire le kender par la gueule.
— Aïe ! Arrête ! hurla Tass.
— Pas facile ! dit le nain. Il est vraiment coincé.
Les flammes commençaient à lécher le cou du dragon. Il fallait retirer la tête du brasier et, pour ce faire, la séparer du reste. Sturm leva son épée.
— Je risque de le décapiter, murmura-t-il à Flint, mais c’est sa seule chance d’en sortir.
Flint frémit et ferma les yeux. Caramon abattit son épée. Le kender poussa un cri, de douleur ou de surprise.
— Tire ! dit Sturm à Flint.
Sturm attrapa la tête d’un côté, Flint de l’autre, et ils la sortirent du brasier. Les rares draconiens qu’ils trouvèrent sur leur passage prirent la fuite devant l’effroyable apparition d’une tête de dragon décapitée.
— Allons, Raist, essaye de te lever, dit Caramon, plein de sollicitude. Il faut que nous quittions cet endroit. Comment te sens-tu à présent ?
— Comment veux-tu que je me sente ? Aide-moi à me mettre debout et laisse-moi tranquille !
— Mais oui, Raist, répondit Caramon en s’éloignant, peiné par l’attitude de son frère.
Lunedor, qui se souvenait du chagrin de Caramon quand le mage était à l’agonie, toisa celui-ci d’un air écœuré.
Émergeant des nuages de fumée, Tanis se cogna à Caramon.
— Où sont les autres ? demanda le demi-elfe.
— Ils ne sont pas avec toi ? s’étonna Caramon.
— Nous nous sommes séparés…
— Su torakh ! s’exclama Lunedor avec effroi.
Tanis et Caramon se retournèrent. Une tête de dragon à la langue fourchue fondait sur eux. Là-dessus, Tanis eut un coup au cœur en entendant un bruit étrange derrière lui. Il fit volte-face, l’épée brandie.
C’était le rire de Raistlin.
Tanis n’avait jamais entendu rire le mage, même quand il était enfant. Il se prit à souhaiter de ne plus jamais l’entendre. Sournois, grinçant, méprisant, ce rire était atroce. Caramon regarda son frère avec stupéfaction.
Tanis haussa les épaules et se retourna vers la tête de dragon, que portaient Flint et Sturm. Ils la déposèrent sur le sol.
— Au nom des dieux, mais qu’est-ce que vous faites avec ce…, demanda Tanis.
— Le kender est coincé ! Il faut le sortir !
— Tass ! Ça va, là-dedans ? dit Tanis en ouvrant la gueule du dragon.
— Je crois que Sturm a coupé ma natte ! se lamenta le kender.
— Heureusement que ce n’est pas ta tête, dit le nain.
— Qu’est-ce qui bloque ? demanda Rivebise en se penchant à son tour sur la gueule du dragon. Il faut le dégager tout de suite. Les draconiens ne vont pas tarder à reprendre leurs esprits.
Caramon se plaça devant la tête d’osier, empoigna des deux mains les orbites et tira de toutes ses forces en ahanant. On entendit un craquement ; Caramon tituba en arrière, un morceau de la tête entre les mains. Tanis dégagea le kender de sa coque. Il en sortit en souriant de toutes ses dents.
— Je me sens mieux, dit-il, titubant légèrement. Dis-moi, Tanis…, mes cheveux ?
— Il n’en manque pas un seul, répondit le demi-elfe en lui tapotant affectueusement le crâne.
— Tanis, c’était une envolée magnifique, extraordinaire ! La tête que faisait Caramon…, dit il en gloussant de rire.
— Bon, nous en reparlerons plus tard…, dit Tanis avec autorité. Il faut partir d’ici. Caramon ? Ton frère et toi êtes prêts ?
— Oui, nous pouvons y aller.
Raistlin se mit en route, clopinant au bras de son frère. Il se retourna pour jeter un dernier regard sur la dépouille du dragon, ricanant de façon macabre.
15
La fuite. Le puits. Les ailes noires de la mort.
Les nuages de fumée qui se dégageaient du camp des draconiens enveloppaient le marécage et protégeaient ainsi la fuite des compagnons.
Après une heure passée à patauger dans l’eau boueuse, ils grelottaient de froid.
Les arbres se mirent à craquer ; le vent du nord s’était levé, balayant le voile de fumée qui cachait la lune.
Les compagnons levèrent la tête. Au nord, l’horizon s’obscurcissait. Tanis eut le sentiment qu’une menace pesait dans l’air.
— Ces nuages annoncent un orage ! s’exclama le mage. Ils viennent du nord ! Ne perdons pas de temps, il faut rejoindre Xak Tsaroth avant la fin de la nuit.
Rivebise, qui marchait en tête, repéra une bande de terre ferme. Il guida le groupe jusqu’à la berge du marécage. Là, parmi d’autres ruines immergées, gisait un obélisque. Il était tombé tout seul, ou il avait été placé ainsi pour servir de pont entre les deux rives du marais.
— Je passe le premier ! dit Tass en bondissant. Eh ! venez voir ! Il y a des inscriptions sur ce truc ! Ce sont des runes.
— Laisse-moi voir ! dit vivement Raistlin.
Il prononça un mot incantatoire, et le cristal de son bâton s’illumina.
— Fais vite ! pressa Sturm. Avec cette lumière, nous serons repérés à vingt lieues à la ronde.
Mais Raistlin ne se pressa pas. Promenant son bâton sur les runes, il les étudia attentivement. Les autres se groupèrent autour de lui.
— Qu’est-ce que ça veut dire, Raistlin ? demanda Tass en passant son doigt sur les symboles. Comprends-tu quelque chose ? Cela doit être très ancien…
— C’est effectivement très ancien, murmura le mage. Ces runes datent d’avant le Cataclysme. Il est écrit : « La grandiose cité de Xak Tsaroth, dont les merveilles vous entourent, est le témoignage de la bonté et de la générosité de son peuple. Les dieux nous récompensent en bénissant nos foyers. »
— C’est un endroit horrible !
Face à ces ruines, Lunedor eut un frisson.
— On peut dire que les dieux les ont bizarrement bénis ! ironisa Raistlin.
Il prononça une autre incantation et le cristal de son bâton s’éteignit. Il faisait nuit noire.
— Continuons à marcher, reprit Raistlin. Il y a sûrement d’autres vestiges témoignant de ce qu’était cet endroit.
Ils franchirent le marécage et arrivèrent dans une forêt luxuriante. Rivebise se pencha sur le sentier pour examiner le sol, et se releva bientôt, la mine sombre.
— Des draconiens ? demanda Tanis.
— Oui. De multiples empreintes de griffes qui vont vers le nord. Droit sur la cité.
— Est-ce la ville détruite où on t’a donné le bâton ? dit Tanis en baissant la voix.
— … Et où la mort avait de grandes ailes noires, ajouta Rivebise.
Les yeux fermés, il se passa la main sur le visage, comme pour chasser des pensées indésirables, et prit une grande bouffée d’air.
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