Les compagnons s’étaient tus. Chacun s’abandonnait à ses pensées.
— Nous devrions dormir, suggéra Sturm. Je prendrai le premier tour de garde.
— Inutile de monter la garde cette nuit, dit doucement Lunedor, assise près de Rivebise, en regardant la statue.
Le barbare avait à peine ouvert la bouche depuis qu’il était revenu à la vie. Il avait longuement contemplé la statue de Mishakal, reconnaissant en elle la femme qui lui avait donné le bâton. Mais il n’avait pas répondu aux questions de ses compagnons.
— Je crois que Lunedor a raison, dit Tass. Faisons confiance aux anciens dieux, maintenant que nous les avons retrouvés.
— Les elfes ne les ont jamais perdus, les nains non plus, protesta Flint. Je ne comprends rien à tout ça ! Reorx est un ancien dieu. Nous l’adorions bien avant le Cataclysme !
— L’adorer ? Dis plutôt se plaindre à lui que ton peuple soit terré dans le Royaume sous la Montagne ! Ne raconte pas de bêtises, Flint !
Voyant le nain virer à l’écarlate, Tanis leva une main pour l’apaiser.
— Les elfes ne valent pas mieux, reprit-il. Nous avons imploré les dieux dès que nos terres ont été dévastées. Nous reconnaissons les dieux et nous honorons leur mémoire, comme on honorerait un mort. Chez les elfes comme chez les nains, les prêtres ont disparu depuis longtemps. Je me souviens de Mishakal la Guérisseuse et des légendes qu’on racontait sur elle lorsque j’étais petit. Notre enfance revient nous hanter… ou nous sauver. Cette nuit, j’ai assisté à deux prodiges : un maléfice et une renaissance. Je dois admettre les deux, si j’en crois ce que j’ai vu. Encore que… Nous monterons la garde cette nuit. Désolé, ma dame, j’aimerais avoir une foi aussi forte que la tienne.
Sturm prit le premier tour de veille. Les compagnons s’enveloppèrent dans des couvertures et s’allongèrent sur le sol. Le chevalier fit une dernière inspection, plus par habitude que par prudence. Le vent soufflait en rafales, mais à l’intérieur du sanctuaire régnait une atmosphère paisible. Trop paisible.
Assis au pied de la statue, Sturm sentit une douce torpeur l’envahir. Il en sortit brusquement, conscient de s’être assoupi malgré lui. S’endormir pendant qu’il montait la garde était proprement inexcusable ! Il décida qu’il marcherait de long en large pendant deux heures.
Il allait et venait quand un chant s’éleva sous la coupole ; c’était une voix de femme. Stupéfait, le chevalier porta la main à son épée en regardant autour de lui. Puis sa main quitta doucement la garde ouvragée. Il avait reconnu la voix de sa mère. Soudain, il sentit sa présence, comme si elle était là, tout près de lui. Il se revoyait avec elle sur le chemin de l’exil, fuyant la Solamnie.
La chanson était une berceuse sans paroles, plus ancienne que les dragons eux-mêmes. Sa mère le tenait contre lui et tentait de le rassurer en chantant.
Il ferma les yeux. Le sommeil l’envahit comme une vague bienfaisante…
Le bâton de Raistlin jeta une vive clarté qui illumina les ténèbres.
17
Les Chemins de la Mort. Les nouveaux amis de Raistlin.
Le tintamarre d’une batterie de marmites tombant sur le dallage tira brutalement Tanis de son sommeil. Cherchant son épée de la main, il se dressa sur son séant.
— Désolé, Tanis, dit Caramon avec un sourire confus. Mes pièces d’armure m’ont échappé des mains.
Tass l’aida à se vêtir tandis que Rivebise affûtait l’épée qu’il avait récupérée. À la vue de ces préparatifs, Tanis reprit ses esprits ; ils avaient une épreuve à affronter.
La tâche serait rude, surtout pour lui. Les elfes vénéraient la vie. La mort n’était pour eux que le passage à un niveau supérieur de conscience ; tuer compromettait chaque fois cette autre existence.
Tanis s’efforçait de faire la part belle à sa moitié humaine. Aujourd’hui, il serait obligé de donner la mort, et d’accepter celle d’êtres aimés. Il se souvint de ce qu’il avait ressenti quand il avait failli perdre Rivebise.
— Tout le monde est debout ? demanda-t-il à la cantonade.
— Le petit déjeuner est presque terminé, grommela Flint en lui tendant de la viande séchée. Même le Cataclysme ne t’aurait pas réveillé !
— D’où vient cette odeur bizarre ? demanda Tanis en fronçant le nez.
— Le mage se mijote une de ces mixtures dont il a le secret, répondit le nain. Il a versé une poudre dans une marmite, a ajouté de l’eau et l’a fait bouillir. Quand cette infection a commencé à puer, il l’a bue. Je préfère ne pas savoir ce qu’il y a dedans.
Inlassablement, Raistlin répétait ses formules magiques pour les graver dans sa mémoire. D’après ce que Tanis avait appris, de la bouche même du barde elfe Quivalen Soth, seuls des mages extrêmement puissants avaient une chance de tenir en échec les dragons, qui employaient des tours de magie de leur cru, comme les compagnons avaient pu en faire l’amère expérience.
Raistlin possédait de très grands pouvoirs pour son âge. Il était intelligent et retors. Mais les dragons existaient depuis la nuit des temps. Ils habitaient Krynn bien avant que les elfes, la plus ancienne des races, y fassent leur apparition.
D’ailleurs, si leur plan se déroulait comme prévu, ils n’auraient pas à affronter le dragon. Ils espéraient repérer son antre et lui ravir les Anneaux. Le plan est parfait , pensa Tanis, et probablement aussi solide qu’un filet de fumée dans un ouragan.
— Je suis prêt ! annonça joyeusement Caramon.
À l’écart de ses compagnons, Sturm, habillé de pied en cap, se livrait à un rituel traditionnel pour se préparer mentalement au combat.
Les elfes ne faisaient rien avant une bataille, si ce n’est demander pardon pour les vies qu’ils allaient sacrifier.
— Nous aussi, nous sommes prêts, annonça Lunedor.
— Alors, allons-y.
Le demi-elfe prit son arc et son carquois. Sturm avait son épée à deux mains, Caramon son bouclier, une épée longue et deux poignards récupérés par Rivebise. Flint était armé d’une hache trouvée chez les draconiens. Outre sa fronde, Tass portait un petit poignard qu’il avait ramassé, et dont il était très fier. Il fut profondément peiné quand Caramon lui déclara que la lame serait très utile au cas où ils tomberaient sur une bande de lapins féroces. Rivebise portait son épée longue suspendue dans le dos, et conservait le couteau de Tanis. Lunedor n’avait que son bâton.
Nous sommes bien armés, se dit le demi-elfe, mais à quoi cela va-t-il nous servir…
Les compagnons quittèrent le sanctuaire de Mishakal.
Tass ouvrait la marche, tout guilleret à l’idée de ce qui l’attendait. Il allait voir un dragon, un vrai !
Suivant les indications de Caramon, ils franchirent d’autres portes d’or qui débouchaient sur une vaste salle ronde. Tanis avisa un escalier en colimaçon, rongé par la mousse et les champignons.
— « Les Chemins de la Mort », dit brusquement Raistlin.
— Qu’est-ce que tu racontes ? interrogea Tanis, surpris.
— Je te parle des Chemins de la Mort, Tanis, répéta le mage. C’est ainsi qu’on appelle cet escalier.
— Par Reorx, comment le sais-tu ? grogna Flint.
— J’ai lu quelque chose là-dessus…
— C’est la première fois que nous en entendons parler. Y a-t-il autre chose que tu te serais gardé de nous dire ? demanda Sturm d’un ton rogue.
— Une quantité de choses, chevalier. Tu jouais encore avec une épée de bois que je passais le plus clair de mon temps dans les livres.
— Des grimoires mystérieux et porteurs de maléfices ! siffla Sturm. Que s’est-il vraiment passé dans la Tour des Sorciers, Raistlin ? Tu n’as pas acquis tous ces pouvoirs sans rien donner en échange. Qu’as-tu donc sacrifié ? Ta santé, ou ton âme ?
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