Personne n’eut le temps de s’appesantir sur ce problème. Le son des cors, porté par le vent, se rapprochait à une vitesse inquiétante. Les chevaliers regagnèrent leur campement, dans les collines, et les compagnons prirent le chemin de la ville.
Les habitants, descendus dans la rue, s’interrogeaient sur ces étranges sonneries de cors qu’ils n’avaient jamais entendues. Mais, un homme dans Tarsis avait compris ce qui se passait. Au premier écho des cors, le bourgmestre interpella le draconien qui était à son côté.
— Nous étions convenus que la ville serait épargnée ! dit-il, les dents serrées. Nous sommes en cours de négociations…
— Le Seigneur des Dragons est las de négocier, répondit le draconien en étouffant un bâillement. La cité sera épargnée, mais il fallait lui donner une petite leçon.
Le bourgmestre s’effondra, la tête entre les mains. Les membres du Conseil, ne comprenant pas ce qui arrivait, virent avec effroi des larmes couler sur le visage de leur seigneur.
Leurs ailes flamboyant sous le soleil couchant, des centaines de dragons rouges sillonnaient le ciel. Le peuple de Tarsis ne comprit qu’une chose : c’était la mort qui arrivait à tire-d’aile.
Les dragons survolèrent la ville, planant au ras des édifices pour semer une panique bien plus destructrice que les flammes qu’ils allaient cracher. Les habitants ne pensèrent plus qu’à fuir.
Mais il n’y avait pas d’échappatoire.
Sachant qu’ils ne rencontreraient plus de résistance, les dragons passèrent à l’attaque. Les uns après les autres, ils fondirent sur les maisons qui s’enflammèrent aussitôt. Les incendies se propagèrent rapidement, soulevant des nuages de suie noire.
Les cris de terreur se muèrent en hurlements de douleur et de désespoir. Ne sachant où aller, les villageois se précipitaient éperdument dans la cohue.
Le flot de la populace disloqua le groupe des compagnons. Ils furent foulés aux pieds et catapultés contre les façades. La fumée qui noyait les rues acheva de les disperser.
La ville devenait une fournaise. La chaleur était telle que les maisons implosaient. Tanis empoigna Gilthanas à l’instant où il était projeté contre une façade. Impuissant, il vit ses amis emportés par la marée humaine.
— Retournez à l’auberge ! cria-t-il. Nous nous retrouverons l’auberge !
Restait à espérer qu’ils l’avaient entendu. Sturm prit Alhana dans ses bras et la traîna autant qu’il la porta à travers les rues jonchées de cadavres. Scrutant les nuages de fumée à la recherche de ses compagnons, il luttait pour garder l’équilibre et éviter d’être piétiné par la foule.
Dans la bousculade, Alhana lui fut arrachée. Sturm plongea vers elle et réussit à la rattraper par un poignet. Livide, elle tremblait de terreur. Une ombre immense plana sur la rue. Avec d’effroyables rugissements, le dragon chargea ce qui grouillait sous lui. Sturm tira la jeune femme sous un porche et se campa devant elle pour la protéger. Les flammes crachées, des hurlements déchirants s’élevèrent, envahissant la rue.
— Ne regarde pas ! murmura Sturm à Alhana, des larmes pleins les yeux.
Le dragon était passé. Cloués sur place, ils écoutèrent le silence mortel qui succédait au tumulte. Dans la rue, plus rien ne bougeait.
— Allons-y pendant qu’il est encore temps, dit Sturm d’une voix blanche.
Hébétés, butant contre les cadavres, ils avançaient, mus par leur seul instinct de survie. L’odeur de la chair brûlée et la fumée les prirent à la gorge. Ils s’arrêtèrent sous un porche pour reprendre haleine.
Alhana posa sa tête contre l’armure de Sturm. Le contact du métal froid lui fit du bien. À l’abri de bras puissants, elle sentait des mains lui caresser les cheveux.
Chaste enfant d’un peuple à la morale rigide, Alhana avait toujours su qui serait son époux. Même la date de son mariage était fixée. Son promis était un seigneur qu’elle avait approché en de rares occasions. Il était resté avec les elfes en Ergoth, tandis qu’elle retournait chercher son père. Égarée dans le monde des humains, elle ne s’était pas remise du choc. Elle détestait les hommes ; en même temps, ils l’attiraient. Ils semblaient forts avec leurs sentiments bruts et tranchés. Alors qu’elle pensait les haïr et les mépriser définitivement, voilà que l’un d’eux paraissait différent des autres.
Alhana regarda Sturm. Son visage reflétait la fierté, la noblesse, une discipline et un perfectionnisme indéfectible ; mais ses yeux étaient des abîmes de tristesse. Elle se sentait attirée par cet homme. Un humain ! Réconfortée par sa présence protectrice, elle sentait monter en elle une chaleur délicieuse. Brusquement, elle réalisa que ce feu-là était plus dangereux que mille dragons.
— Partons d’ici, murmura Sturm.
Elle le repoussa sans ménagement.
— Nos chemins se séparent, dit-elle d’une voix glacée. Je dois retourner à mon auberge. Merci de m’avoir accompagnée.
— Quoi ? Te laisser partir seule ? C’est de la folie, dit-il en prenant son bras. Je ne le permettrai pas.
Il comprit qu’il faisait fausse route quand il la sentit se raidir. Elle ne fit pas un geste, mais le fixa jusqu’à ce qu’il lâche prise.
— Nous avons tous deux nos amis, à qui nous devons être loyaux. Chacun doit aller son chemin.
Devant la douleur qui se peignit sur le visage de Sturm, sa voix se brisa. Un instant, elle se demanda si elle aurait la force de le quitter ainsi. Puis elle pensa à son peuple, qui comptait sur elle. Elle se reprit.
— Je te remercie de ta bonté et ta prévenance, mais il me faut partir tant que les rues sont calmes.
Sturm la regarda, l’air blessé. Son visage se durcit.
— Je suis heureux de t’avoir été utile, dame Alhana. Mais tu cours encore au-devant de grands dangers. Permets-moi de t’escorter jusqu’à ta destination, ensuite je ne te dérangerai plus.
— C’est impossible, dit Alhana, serrant les dents. Mon auberge est à deux pas, et mes amis m’attendent. Nous connaissons un chemin pour quitter la ville. Pardonne-moi, mais je ne suis pas sûre de pouvoir faire confiance à des humains.
Les yeux de Sturm étincelèrent. Elle vit qu’il tremblait. De nouveau, elle sentit faiblir ses résolutions.
— Je sais où tu loges, dit-elle. À l’auberge du Dragon Rouge. Si je retrouve mes amis, je pourrai peut-être te venir en aide ?
— Ne te soucie pas de cela, répondit Sturm d’une voix aussi froide que la sienne. Et ne me remercie pas. Je n’ai fait qu’appliquer mon code de l’honneur. Adieu.
Il tourna les talons et s’éloigna.
Elle le vit revenir sur ses pas. Il avait oublié quelque chose. Il tira la broche en diamants de son ceinturon et la tendit à Alhana.
— Tiens, dit-il en lui mettant le bijou dans la main. (Il vit son regard noyé de tristesse. Sa voix s’adoucit.) Je suis heureux que tu m’aies fait confiance, même pour quelques instants.
La jeune femme regarda l’étoile de diamants et se mit à trembler. Quand elle leva les yeux, au lieu du mépris auquel elle s’attendait, elle lut de la compassion sur le visage de Sturm. Une fois de plus, les humains la surprenaient. Incapable de soutenir le regard du chevalier, elle baissa la tête et prit ses mains dans les siennes. Elle posa le bijou dans sa paume.
— Garde-le, dit-elle avec douceur. En le voyant tu penseras à Alhana Astrevent, et tu te souviendras qu’elle pense à toi.
Les yeux de Sturm s’embuèrent. Il baissa la tête, incapable de parler. Après avoir baisé l’étoile de diamants, il la remit dans son ceinturon. Puis il tendit les bras vers Alhana, mais elle détourna la tête.
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