— Tu es magicien, comme Raistlin !
— Alors ceci explique cela, dit Zebulah en souriant. Il m’a vu à travers son brouillard, et cela lui a fait penser à son frère.
— Mais comment se fait-il que tu vives dans ces lieux étranges ? demanda Tika.
Ils se trouvaient dans un bâtiment délabré. L’air, chaud et étouffant, favorisait la croissance des plantes qui y proliféraient.
Des meubles d’un autre âge, disposés au hasard, garnissaient la pièce. Les filets d’eau qui ruisselaient le long des murs scintillaient parmi une luxuriante verdure, diffusant une lumière irréelle. Une mousse dont les tons allaient du vert le plus tendre au rouge corail envahissait tout.
— Et moi, pourquoi suis-je ici ? D’ailleurs, c’est quoi, ici ? murmura-t-elle.
— Ici c’est… C’est ici, répondit Zebulah. Les elfes marins vous ont sauvés de la noyade, et moi, je vous ai amenés en ce lieu.
— Des elfes marins ? Je n’en avais jamais entendu parler. Je ne me souviens pas d’avoir eu affaire à des elfes ! Je me rappelle seulement d’énormes poissons très gentils…
— Oh ! tu ne risques pas de voir les elfes marins. Ils craignent et évitent les KreeQuekh, ce qui dans leur langage signifie « créatures des airs ». Ces poissons dont tu parles étaient des elfes marins. Ils n’apparaissent aux KreeQuekh que sous cette forme. Des dauphins, comme vous les appelez.
— Alors pourquoi nous ont-ils sauvés la vie ?
— Connais-tu des elfes terrestres ?
— Oui, répondit Tika, pensant à Laurana.
— Tu sais donc que pour eux la vie est sacrée.
— Je comprends. Et comme les elfes terrestres, ils préfèrent renoncer au monde plutôt que de l’aider.
— Ils font ce qu’ils peuvent pour l’aider, rétorqua Zebulah. Ne critique pas ce que tu ne connais pas, jeune fille.
— Je m’excuse, dit Tika en rougissant. Mais toi, tu es un humain. Pourquoi…
— … Suis-je ici ? Je n’ai ni le temps ni l’envie de te raconter mon histoire, car tu ne me comprendrais pas. Les autres ne me comprennent pas non plus.
— Les autres ? As-tu rencontré quelqu’un qui se trouvait sur notre bateau…, nos amis ?
— Il y a toujours du monde ici-bas. Les ruines sont vastes, et de nombreux bâtiments recèlent des poches d’air. Nous emmenons les rescapés dans ces abris. Je ne sais que dire à propos de tes amis. S’ils étaient avec vous sur le bateau, ils ont sûrement disparu. Les elfes marins se sont occupés des morts selon leurs rites et ont libéré leurs âmes. (Zebulah se leva pour partir.) Eh bien, je suis heureux que ton jeune ami ait survécu. Pour la nourriture, elle est partout ; les plantes sont comestibles. Tu peux te promener dans les ruines si le cœur t’en dit. Je les ai placées sous un sortilège, pour éviter que tu tombes dans la mer et que tu te noies. Retiens bien l’endroit où tu te trouves, pour ne pas te perdre.
— Attends un peu ! s’écria Tika. Nous ne pouvons pas rester ici ! Nous devons retourner à la surface. Il doit exister un moyen de sortir !
— Ils me demandent tous la même chose, grogna Zebulah avec une pointe d’impatience dans la voix. Franchement, je ne prétends pas le contraire ; il y a sûrement une sortie. Certains la trouvent par hasard. D’autres, comme moi, décident tout simplement de rester. Vois par toi-même. Mais veille à ne pas quitter la partie des ruines que nous avons aménagée !
— Attends encore un peu ! s’écria Tika en courant derrière le magicien. Si tu vois mes amis, tu pourrais leur dire que…
— Oh ! j’en doute, répondit Zebulah. Sans vouloir t’offenser, j’en ai assez de cette conversation. Plus je vis ici, plus les KreeQuekh comme toi me fatiguent. Toujours pressés par quelque chose. Incapables d’être contents là où ils sont. Toi et ton jeune ami seriez plus heureux dans ce monde que dans l’autre. Mais vous préférez défier la mort pour retourner là-haut. Qu’est-ce qui vous y attend ? La trahison ! dit-il en jetant un coup d’œil à Caramon.
— Mais il y a la guerre ! cria Tika. Les gens souffrent. Cela t’est-il égal ?
— Là-haut, les gens souffrent sans arrêt, répondit Zebulah. Je ne peux rien y faire. Ça m’est devenu indifférent. Après tout, cela mène à quoi ? Ton ami, cela l’a conduit où ?
Il sortit en claquant la porte.
Tika se demanda si elle devait lui courir après et se pendre à ses basques pour qu’il revienne. Il était le seul lien qui lui restait avec le monde d’en haut.
— Tika…
— Caramon !
Oubliant Zebulah, elle se précipita vers le guerrier, et l’aida à se redresser dans son lit.
— Par les Abysses, où avons-nous échoué ? dit-il en ouvrant de grands yeux. Qu’est-il arrivé ? Le bateau…
— Je… je ne sais pas. Te sens-tu capable de rester assis ? Tu devrais peut-être t’allonger…
— Je vais très bien, répondit-il d’un ton cinglant. Pardon, Tika, dit-il en l’attirant à lui. Je suis un peu…
— Je comprends, fit tendrement Tika.
La tête sur l’épaule de Caramon, elle lui raconta sa conversation avec Zebulah.
— Dommage que j’aie été inconscient, murmura-t-il. Ce Zebulah connaît probablement un chemin pour sortir d’ici. Je l’aurais forcé à nous l’indiquer.
— Je n’en suis pas sûre, répondit Tika. Il est magicien, comme…
Caramon se rembrunit.
— Écoute, d’une certaine façon, il a raison, cet homme. Nous pourrions être très heureux ici. Rends-toi compte, c’est la première fois que nous sommes seuls ensemble. Je veux dire réellement seuls. Cet endroit est si beau et si paisible. La lumière est si douce comparée au soleil. Entends-tu le murmure de l’eau qui nous berce ? Et vois-tu ces drôles de vieux meubles…
Tika se tut. Les bras de Caramon la serrèrent étroitement. Elle sentit ses lèvres sur ses cheveux. Son amour enflamma son cœur de désir. Elle se serra plus fort contre lui.
— Caramon, soyons heureux ensemble ! Je t’en prie ! Je sais qu’un jour ou l’autre, nous partirons d’ici. Il faudra retrouver les autres et retourner là-haut. Mais pour l’instant, profitons de notre solitude !
— Tika ! s’exclama Caramon. Tika, je t’aime ! Je t’ai déjà dit que je ne pouvais être à toi complètement. Je ne peux pas faire ça. Pas encore.
— Si, tu peux ! dit Tika en plantant ses prunelles dans les siennes. Raistlin a disparu, Caramon ! Tu dois vivre ta propre vie !
Il secoua la tête.
— Raistlin fait encore partie de moi. Il en sera toujours ainsi, comme je serai toujours une partie de lui. Comprends-tu cela ?
Non, elle ne comprenait pas. Elle baissa les yeux.
Caramon la prit par le menton en souriant et lui releva la tête. Quels yeux magnifiques , pensa-t-il. Verts avec des paillettes d’or. Brillants de larmes. Son visage hâlé par le grand air était constellé de taches de rousseur qu’elle détestait et qu’il adorait. Il vénérait chacune de ses boucles cuivrées…
Tika vit l’amour dans les yeux de Caramon. Elle poussa un grand soupir de résignation. Il l’attira à lui. Son cœur battait la chamade.
— Je te donnerai tout ce qui est en mon pouvoir, Tika, en espérant que cela pourra te satisfaire. Je voudrais tellement faire plus !
— Je t’aime, répondit-elle, se pendant à son cou. Mais il voulait qu’elle le comprenne.
— Tika, est-ce que…
— Tais-toi, Caramon…
Après une longue course dans des ruines d’une beauté qui serrait le cœur de Tanis, ils pénétrèrent dans l’un des ravissants palais bâtis au centre de la cité. L’homme à la robe rouge avait disparu.
— L’escalier ! dit brusquement Rivebise.
Ses yeux s’accoutumant à l’obscurité, Tanis distingua un escalier si raide qu’ils avaient perdu de vue l’homme qu’ils poursuivaient. Penchés sur la rampe, ils virent onduler sa tenue pourpre.
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