Ils descendirent en courant une vingtaine de marches et arrivèrent sur un vaste palier orné de statues grandeur nature en or et en argent. L’escalier continuait jusqu’à un autre palier, puis les marches recommençaient, menant à un autre palier encore. Épuisés et hors d’haleine, ils voyaient la forme rouge poursuivre sa course folle.
Soudain, l’atmosphère changea. L’air devint humide, chargé d’une puissante odeur marine. On entendait le bruit de l’eau contre la pierre. Rivebise fit signe à Tanis de se retirer dans l’ombre. Ils avaient presque atteint le bas de l’escalier. Sur la dernière marche, se tenait l’homme en rouge, les yeux Fixés sur l’étendue d’eau noire qui clapotait doucement dans une immense caverne.
L’homme s’agenouilla au bord de l’eau. Tanis constata alors la présence d’une autre personne. Elle était dans l’eau. À la lueur des torches, il vit briller sa chevelure aux reflets verts. Ses deux bras graciles reposaient sur la pierre tandis que le reste de son corps demeurait immergé.
— Tu es en retard, dit une voix de femme avec une nuance de reproche.
Tanis retint une exclamation. La femme parlait en langue elfe ! Il voyait à présent son visage délicat, ses grands yeux lumineux, ses oreilles pointues…
Une elfe marine !
Les contes de son enfance lui revinrent à la mémoire. L’homme en rouge répondit à l’elfe, qui le regardait tendrement.
— Je te demande pardon, mon aimée, dit-il en langue elfe. J’étais allé voir comment se porte le jeune homme pour lequel tu t’inquiètes. Il va bien. Tu avais raison, il voulait en finir. Un problème avec son frère, un magicien, qui l’aurait trahi.
— Caramon ! murmura Tanis.
Rivebise l’interrogea des yeux. Il ne comprenait pas la langue elfe. Tanis secoua la tête. Il ne voulait rien manquer de la conversation.
— Queaki’ichkeecx , dit la jeune femme en colère.
Tanis fut surpris. Ces mots n’étaient pas elfes.
— Ah oui ! répondit l’homme. Après m’être assuré que ces deux-là allaient bien, je suis allé voir les autres. L’un d’eux, un demi-elfe barbu, m’a sauté dessus comme s’il voulait m’avaler ! Les derniers que nous avons réussi à sauver vont bien.
— Et nous avons ensevelis les morts selon nos rites, dit la femme.
— J’aurais aimé leur demander ce qu’ils faisaient sur la Mer d’Istar. Comment un capitaine peut-il être assez fou pour conduire son bateau dans le maelström ? La fille m’a dit que c’était la guerre, là-haut. Alors, il ne pouvait peut-être pas faire autrement.
L’elfe marine s'amusa à l’asperger.
— Il y a toujours des guerres là-haut ! Tu es trop curieux, mon aimé. Parfois, je pense que tu me quitteras pour retourner vivre dans ton monde. Surtout depuis que tu as parlé avec ces KreeQuekh.
L’homme en rouge se pencha vers elle et embrassa ses cheveux humides.
— Non, Apoletta. Je les laisse à leurs guerres. Qu’importe les frères qui trahissent leurs frères, les demi-elfes excités et les capitaines fous ! Tant que je pourrai me servir de mes pouvoirs magiques, je vivrai sous la mer…
— À propos de demi-elfes excités…
Tanis dévala les marches, suivi de Rivebise, Lunedor et Berem.
L’homme se retourna, interdit. L’elfe disparut sous les flots avec une telle rapidité que Tanis se demanda s’il n’avait pas rêvé. La surface était parfaitement limpide. Le demi-elfe descendit la dernière marche et rattrapa le magicien par la main au moment où il allait rejoindre sa compagne.
— Attends ! Je ne vais pas te manger ! Je regrette de m’être si mal conduit avec toi. Je sais, ce ne sont pas des manières que de te courser ainsi, mais nous n’avions pas le choix ! Rien ne t’empêche de me jeter un sort ; je sais que tu pourrais parfaitement me réduire en cendres ou m’emprisonner dans une toile d’araignée ou toute autre chose de ce genre. Je connais les magiciens. Mais s’il te plaît, écoute-moi. Et aide-nous. Je t’ai entendu parler de deux de nos amis, un grand guerrier et une jolie rousse. Tu disais qu’il avait failli mourir, et que son frère l’avait trahi. Nous voudrions les retrouver. Peux-tu nous dire où ils sont ?
L’homme hésita.
Tanis se fit plus pressant, déterminé à ne pas lâcher la seule personne qui puisse les aider.
— J’ai vu la femme qui était avec toi, et j’ai entendu ce qu’elle disait. C’est une elfe marine, n’est-ce pas ? Tu l’as dit, je suis un demi-elfe. J’ai été élevé chez les elfes et je connais leurs légendes. Dans le monde d’en haut, la guerre fait rage. Mais elle ne se limitera pas à la surface. Si la Reine des Ténèbres est victorieuse, sois sûr qu’elle apprendra que les elfes marins se cachent ici. Je ne sais s’il existe des dragons dans l’océan, mais…
— Les dragons marins existent, demi-elfe, dit une voix.
La femme elfe avait refait surface. Comme un éclair vert et argent, elle glissa dans les flots sombres et vint s’accouder sur la dernière marche. Elle darda ses yeux verts sur Tanis.
— Des rumeurs annonçant leur retour nous sont parvenues. Mais nous n’y avons pas cru. Nous ne savions pas que les dragons s’étaient réveillés. À qui la faute ?
— Est-ce si important ? répondit Tanis. Ils ont détruit la patrie de nos ancêtres. Le Silvanesti est devenu un pays de cauchemar. Les elfes du Qualinesti ont été chassés de chez eux. Les dragons brûlent et tuent tout. Ils n’épargnent personne. La Reine des Ténèbres n’a qu’un seul but : dominer le monde entier et le plus humble des êtres vivants. Êtes-vous en sécurité, même ici ? Car je suppose que nous nous trouvons sous la mer ?
— C’est exact, demi-elfe, soupira l’homme en rouge. Vous êtes sous la mer, dans les ruines de la cité d’Istar. Les elfes marins qui vous ont sauvés vous ont amenés ici, comme tous les naufragés. Je sais où sont tes amis, et je peux t’y conduire. En dehors de ça, je ne vois pas ce que je pourrais faire pour vous.
— Fais-nous sortir d’ici, dit Rivebise, qui commençait à comprendre. Dis-moi, Tanis, qui est cette femme ?
— C’est une elfe marine. Elle s’appelle…
— Apoletta, répondit l’elfe en souriant. Excusez-moi de me présenter ainsi, mais nous ne portons aucun vêtement, contrairement aux KreeQuekh. Même après des années, je ne suis pas parvenue à convaincre mon époux de retirer cette tenue ridicule quand il est sur la terre ferme. Il appelle cela de la pudeur. Cela ne vous gênera donc pas que je reste dans l’eau.
Tanis, rougissant, traduisit ces paroles à ses amis. Lunedor ouvrit de grands yeux. Perdu dans son rêve, Berem semblait n’avoir rien entendu. Rivebise resta impassible. Quand il s’agissait des elfes, rien ne pouvait le surprendre.
— Les elfes marins nous ont sauvés la vie, poursuivit Tanis. Comme pour tous les elfes, la vie est sacrée, et ils secourent tous ceux qui se noient. Cet homme, son époux…
— Zebulah, dit celui-ci en tendant la main.
— Je suis Tanis Demi-Elfe, voici Rivebise et Lunedor de la tribu des Que-Shu, et Berem… heu…
Tanis ne sut ce qu’il devait ajouter.
Apoletta leur adressa un bref sourire.
— Zebulah, dit-elle, va chercher les amis dont le demi-elfe a parlé et ramène-les ici.
— Nous pourrions t’accompagner, offrit Tanis. Si tu as cru que je voulais t’avaler, nul doute que Caramon produise sur toi la même impression…
— Non, dit Apoletta. Envoie les deux barbares, toi, tu resteras ici. Je voudrais te parler et en savoir plus sur la guerre qui nous menace. Je suis triste d’apprendre que les dragons se sont réveillés. Si c’est le cas, je crains que tu aies raison. Notre monde n’est plus en sécurité.
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