— Je serai bientôt de retour, mon aimée, dit Zebulah.
Apoletta tendit la main à son époux, qui la baisa tendrement.
Lunedor et Rivebise partirent avec Zebulah à la recherche de Caramon et de Tika. Tout au long de la route, leur guide leur présenta les endroits où ils passaient.
— Vous voyez, expliqua-t-il, quand les dieux ont déchaîné la montagne sur Krynn, Istar s’est transformée en un immense cratère. L’océan s’est engouffré dans l’espace vide, créant la Mer de Sang. Plusieurs édifices ont résisté, formant des poches d’air dans lesquelles les elfes logent les marins rescapés des naufrages. La plupart s’y sentent comme chez eux.
Le mage parlait avec une pointe de fierté qui amusa Lunedor, bien qu’elle fût trop bonne pour le laisser paraître.
— Mais toi, tu es un humain, et non un elfe marin. Comment peux-tu vivre ici ? demanda-t-elle.
Le mage sourit.
— Jeune et avide, je voulais faire rapidement fortune. L’art de la magie m’a entraîné dans les profondeurs de l’océan, à la recherche des trésors d’Istar. J’y ai découvert d’autres richesses que l’or et l’argent.
« Un soir, j’ai aperçu Apoletta nageant dans les forêts sous-marines. Je l’ai vue avant qu’elle ait eu le temps de se transformer. Je suis tombé amoureux d’elle et je me suis donné beaucoup de mal pour qu’elle devienne mienne. Elle ne peut pas subsister sur la terre ferme ; après avoir vécu si longtemps dans cette tranquille beauté, je n’avais plus envie de remonter. Mais j’aime de temps en temps converser avec les gens de votre espèce, et je me promène dans les ruines pour voir ce que les elfes ont ramené des flots. »
— Où se trouve le temple du Prêtre-Roi ? demanda Lunedor.
Une ombre passa sur le visage du mage. Son expression enjouée céda la place à une mine soucieuse et tendue.
— Je m’excuse, jeta Lunedor, je ne voulais pas te chagriner…
— Mais non, ce n’est rien… Il est bon de rappeler le souvenir de cette sombre époque. J’ai tendance à oublier que cette cité a été jadis pleine des rires, des cris et de la vie d’êtres humains. Les enfants jouaient dans les rues quand les dieux firent exploser la montagne.
Après un silence, il poursuivit son récit :
— Tu m’as demandé où était le temple. Il n’existe plus. À l’endroit où le Prêtre-Roi exhortait les dieux à se soumettre à ses exigences, il ne reste qu’un cratère noirci. Bien que la mer l’ait rempli, la vie y est absente. Personne ne s’est aventuré dans ses profondeurs. J’ai scruté ses eaux sombres aussi longtemps que ma peur le permettait, et je n’ai jamais vu le fond. Il est aussi noir que le cœur d’un démon.
Zebulah s’arrêta et regarda Lunedor avec insistance.
— Les coupables ont été punis. Mais pourquoi les innocents ? Pourquoi fallait-il qu’ils souffrent ? Tu portes l’emblème de Mishakal la Guérisseuse. La déesse t’a-t-elle donné un indice ?
Lunedor hésita, cherchant dans son cœur la réponse. Rivebise, grave et silencieux comme à l’accoutumée, gardait pour lui ses pensées.
— Je me suis souvent posé cette question. Jadis, dans un rêve, j’ai été punie pour avoir manqué de foi : j’ai perdu celui que j’aimais. Chaque fois que j’ai honte de mes doutes, je me rappelle que c’est eux qui m’ont amenée à retrouver les dieux antiques.
Elle resta un moment silencieuse. Rivebise lui passa un bras autour des épaules ; elle lui sourit.
— Non, reprit-elle, je n’ai pas trouvé de réponse à cette énigme. Je continue à me poser des questions. Ma colère se déclenche quand je vois souffrir un innocent ou quand on récompense un coupable. Mais elle est constructive. Cela trempe mon esprit et éclaire ma foi. C’est cet équilibre qui permet à l’être faible que je suis de tenir debout.
Zebulah examina sans mot dire le visage de Lunedor, debout au milieu des ruines d’Istar, les cheveux étincelants comme le soleil qui n’éclairerait jamais ces profondeurs. Ses traits réguliers portaient la marque des chemins tourmentés qu’elle avait parcourus. La souffrance et le désespoir soulignaient sa beauté, magnifiée par la joie de porter en elle une vie nouvelle.
Le mage regarda l’homme qui l’accompagnait. Lui aussi restait marqué par les épreuves. Son visage grave et stoïque était éclairé par des yeux pleins d’amour pour sa femme.
Peut-être me suis-je trompé en restant si longtemps ici, songea Zebulah, qui se sentait soudain très vieux et très triste. J’aurais pu être utile là-haut, si je m’étais servi de ma colère comme ces deux-là, si je les avais aidés à trouver des solutions. Au lieu de cela, j’ai laissé la rage grignoter mon âme jusqu’à ce qu’à ce qu’il devienne plus facile de rester caché sous les flots.
— Nous ne devrions pas nous attarder, dit Rivebise, Caramon risque de se mettre à notre recherche, si ce n’est déjà fait.
— Oui, allons-y, dit Zebulah. Je crois qu’ils seront encore là ; le jeune homme était très affaibli…
— Est-il blessé ? demanda Lunedor.
— Son corps, non, mais son âme. Je l’ai remarqué avant que la jeune fille me parle de son frère.
Lunedor pâlit.
— Pardonne-moi, dame des plaines, dit Zebulah en souriant, mais je crois voir briller dans tes yeux le feu qui forge ton âme…
— Ma faiblesse est grande, je te l’ai dit, répliqua Lunedor en rougissant. Je devrais être capable d’accepter ce qu’a fait Raistlin à son frère. Je devrais avoir foi en l’univers divin, que je ne pourrai jamais connaître dans sa totalité. Mais je crains bien d’en être incapable…
Étendu sur son lit dans l’obscurité, Caramon avait les yeux grands ouverts. Blottie dans ses bras, Tika dormait à poings fermés. Le guerrier ne parvenait pas à dormir. Ses pensées revenaient sans cesse à son frère jumeau.
Il est parti, parce qu’il peut désormais compter sur ses propres forces, songeait-il. « Je n’ai plus besoin de toi », avait dit Raistlin.
Je devrais être content. J’aime Tika, et elle m’aime. À présent, nous sommes libres. Elle peut être au centre de mes pensées. Elle le mérite et elle en a besoin.
Ce n’est pas le cas de Raistlin. Du moins, c’est ce que tout le monde croit. Les autres se sont toujours demandé comment je pouvais supporter les sarcasmes, les récriminations et l’autoritarisme de mon frère. Ils me considèrent avec pitié, me tiennent pour quelqu’un d’un peu lent d’esprit. Il est vrai que je le suis, comparé à Raistlin. Je suis comme un bœuf qui porte son fardeau sans fléchir et sans se plaindre.
Mais ils n’ont rien compris. Eux n’ont pas besoin de moi. Même Tika n’a pas autant besoin de moi que Raistlin. Ils ne l’ont jamais entendu hurler la nuit, quand nous étions petits. Personne ne s’occupait de nous, il n’y avait que moi pour l’écouter et le consoler. Jamais il ne se souvenait de ses rêves, mais ils devaient être affreux. Il s’accrochait à moi en sanglotant, et je lui racontais des histoires pour dissiper sa frayeur. Au bout d’un moment, il cessait de trembler. Il ne souriait ni ne riait jamais. « Je dois dormir, disait-il en serrant ma main dans la sienne, je suis si fatigué. Veille sur mon sommeil. Empêche-les de m’emporter avec eux. » « Je ne laisserai personne te faire du mal, Raist ! Je te le promets ! »
Il se rendormait. Je tenais ma promesse, et je restais éveillé. Le plus étrange, c’est que les cauchemars ne revenaient pas tant que je le veillais. Peut-être les éloignais-je vraiment ?
Plus tard, – nous étions déjà grands –, il lui arrivait de crier la nuit et de me réclamer. J’étais toujours là. Que va-t-il devenir maintenant ? Que fera-t-il sans moi, perdu seul dans le noir ?
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