Que vais-je devenir sans lui ?
Caramon ferma les yeux. Il pleurait en silence.
— Voilà notre histoire.
Tanis se tut. Ses grands yeux verts fixés sur lui, Apoletta l’avait écouté avec attention. Accoudée à la marche, au ras de l’eau, elle réfléchissait.
L’atmosphère sereine des lieux avait apaisé Tanis. L’idée de retourner sous la lumière crue du soleil lui donnait quelque appréhension. Comme il aurait été facile de tout oublier et de rester caché pour toujours dans un monde sans bruit et sans fureur.
— Et lui ? interrogea Apoletta en désignant Berem.
Tanis revint à la réalité.
— Je ne sais pas, répondit-il.
Berem scrutait les recoins de la caverne en remuant les lèvres.
— D’après la Reine des Ténèbres, il est l’homme clé. Si elle parvient à mettre la main sur lui, elle remportera une victoire totale.
— Mais c’est toi qui lui as mis la main dessus, dit Apoletta. Tiens-tu pour autant la victoire ?
La question prit Tanis par surprise. Il caressa machinalement sa barbe en réfléchissant. Il n’avait pas pensé à cela !
— C’est vrai… C’est entre nos mains qu’il est tombé, mais que pourrions-nous faire ? En quoi Berem peut-il détenir la clé de la victoire ?
— Il ne le sait pas ?
— Il prétend que non.
— Je dirais qu’il ment, déclara Apoletta. Mais c’est un homme, et je connais mal les méandres de l’esprit humain. Il existe un moyen de le savoir. Il faudrait aller au temple de la Reine des Ténèbres, à Neraka.
— Neraka ! s’exclama Tanis. Mais c’est justement…
Un cri effroyable l’interrompit. Il se retourna, s’attendant à se trouver face à une horde de dragons.
Berem le regardait avec des yeux exorbités.
— Que se passe-t-il ? lui demanda Tanis. As-tu vu quelque chose ?
— Il n’a rien vu du tout, Demi-Elfe, dit Apoletta. Il a réagi au mot que j’ai prononcé : Neraka…
— Neraka ! Le Mal ! Le Mal suprême ! hurla Berem.
— C’est de là que tu viens, dit Tanis en avançant vers lui.
Berem secoua énergiquement la tête.
— Mais tu m’avais dit…
— Erreur ! murmura Berem. Je n’ai pas voulu dire Neraka, mais… Takar… Takar ! Voilà ce que je voulais dire…
— Mais tu as dit Neraka. Tu sais que la Reine des Ténèbres a un temple à Neraka ! dit gravement Apoletta.
— Vraiment ? s’étonna Berem. La Reine Noire aurait un temple à Neraka ? Mais ce n’est rien qu’un petit village. Mon village…, dit-il, plié en deux, se tenant l’estomac. Je ne me sens pas bien. Laissez-moi tranquille…
— Quel âge a-t-il ? demanda Apoletta en se tournant vers Tanis.
— Plus de trois cents ans, c’est du moins ce qu’il prétend, répondit le demi-elfe. Si on croit la moitié de ce qu’il raconte, ça en laisse encore cent cinquante, ce qui ne paraît guère plausible pour un humain.
— Tu sais, dit Apoletta, pour nous le temple de Neraka reste un mystère. Il est apparu après le Cataclysme. Et voilà un homme qui situe son histoire au même endroit et en même temps…
— Bizarre…, fit Tanis en regardant pensivement Berem.
— Ce n’est peut-être qu’une coïncidence, mais si on remonte assez loin, on retrouve les fils qui font la trame du destin. Du moins est-ce l’avis de mon époux.
— Coïncidence ou pas, je ne me vois pas aller au temple de la Reine Noire lui demander pourquoi elle recherche l’Homme à la Gemme Verte.
— Évidemment, admit Apoletta. J’ai cependant du mal à croire qu’elle ait acquis une telle puissance. Que faisaient les bons dragons pendant ce temps ?
— Les bons dragons ! Quels bons dragons ?
Apoletta le regarda avec stupéfaction.
— Eh bien, les bons dragons, quoi ! Les dragons d’or, les dragons d’argent et les dragons de bronze. Et les Lancedragons. Les dragons d’argent vous ont sûrement donné celles qu’ils avaient dans leur donjon…
— Je n’ai jamais entendu parler de dragons d’argent, répondit Tanis, sauf dans la vieille chanson de geste de Huma. Idem pour les Lancedragons. Nous les avons cherchées en vain pendant si longtemps que j’ai fini par croire qu’elles n’existaient que dans les contes.
— Je n’aime pas ça, dit Apoletta, toute pâle. Il y a quelque chose qui cloche. Pourquoi les bons dragons ne se sont-ils pas lancés dans la bataille ? J’ai négligé les rumeurs annonçant le retour des dragons marins ; je savais que les bons dragons ne le toléreraient jamais. Mais si tu dis vrai, Demi-Elfe, je crains que mon peuple ne soit en danger. (Elle tendit l’oreille.) Ah ! voilà mon époux qui ramène tes amis. Nous discuterons de cette histoire avec mon peuple.
— Attends ! Il faut que tu nous montres comment sortir d’ici ! Nous ne pouvons pas rester…
— Mais je l’ignore ! Zebulah et moi, nous n’avons jamais cherché à le savoir.
— Nous n’allons pas errer dans ces ruines pendant des semaines, des mois, peut-être pour toujours ! Ne me dis pas que personne n’est jamais sorti d’ici ?
— Nous ne nous sommes jamais souciés de cette question, assura froidement Apoletta.
— Eh bien ! il faudra le faire ! cria Tanis.
Ses paroles résonnèrent jusqu’au fond de la caverne. Berem, l’air inquiet, se recroquevilla. L’œil d’Apoletta s’alluma de colère. Embarrassé, Tanis se mordit les lèvres.
— Je suis désolé…
Lunedor avança vers lui et le prit par le bras.
— Qu’y a-t-il, Tanis ?
— Rien qui vaille la peine d’en parler… Avez-vous trouvé Caramon et Tika ?
— Oui, Tika va bien. Quant à Caramon…
Tanis regarda le guerrier et la jeune fille descendre l’escalier. Il retint avec peine une exclamation de surprise. Le jeune homme jovial qu’il avait laissé était méconnaissable, avec ses joues creuses, son visage ravagé par les larmes et ses yeux cernés. Caramon lui sourit. Son expression avait quelque chose de triste et de contraint que Tanis ne lui connaissait pas.
Le demi-elfe soupira. Un problème de plus. Les choses ne s’arrangeaient pas. Et à présent, ils étaient prisonniers sous la mer… Pourquoi ne pas tout simplement abandonner ? Rester tranquillement ici ? Pourquoi s’échiner à trouver une issue ? Restons ici et oublions tout. Oublions les dragons…, oublions Raistlin… Laurana… Kitiara…
— Tanis !
Lunedor le secouait gentiment. Les compagnons s’étaient rassemblés autour de lui. Ils attendaient son avis.
— Inutile de me regarder comme ça ! Je n’ai pas de solutions. Nous sommes pris comme des rats. Il n’y a pas d’issue.
Ils continuèrent de le regarder avec une inébranlable confiance.
— Ne comptez pas sur moi pour vous sortir de là ! Je vous ai trahis ! Rendez-vous enfin compte ! C’est ma faute. Tout ce qui est arrivé, c’est ma faute ! Trouvez quelqu’un d’autre…
Il tourna la tête pour cacher les larmes qui lui montaient aux yeux. Luttant pour reprendre contenance, il ne sentit pas le regard d’Apoletta peser sur lui.
— Peut-être pourrais-je vous aider, après tout, lança l’elfe marine.
— Apoletta, qu’est-ce que tu viens de dire ? fit Zebulah, effaré.
— J’ai réfléchi, répondit-elle. Le demi-elfe dit que nous devrions nous inquiéter de ce qui se passe là-haut. Il a raison, il pourrait nous arriver la même chose qu’à nos cousins du Silvanesti. Ils se sont coupés du monde, et ils ont laissé le Mal envahir leur pays. Nous sommes prévenus. Il est encore temps de se battre. Votre venue nous aura peut-être sauvés, Demi-Elfe. Nous te devons quelque chose en retour.
— Aide-nous à revenir dans notre monde, répondit Tanis.
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