— Enfer et damnation ! jura Tanis en se précipitant derrière lui.
— Attends un peu, fit Rivebise en le retenant par le bras. Calme-toi, Tanis, c’est un magicien. Tu ne peux rien contre lui, même avec ton épée. Nous allons le suivre pour voir où il va. S’il a ensorcelé cet endroit, il devra probablement lever le charme pour en sortir.
— Tu as raison. Pardonne-moi. Je ne sais pas ce que j’ai, je me sens plus tendu qu’une corde de violon. Nous allons le suivre. Lunedor, tu restes ici avec Berem…
— Non ! cria Berem.
Il bondit de son siège et empoigna Tanis avec une telle force qu’ils faillirent tomber.
— Non ! Ne me laissez pas seul ici ! Ne me laissez pas…
— Nous n’avons pas l’intention de te laisser ! dit Tanis en se dégageant de son étreinte. Bon, eh bien d’accord ! Il vaut peut-être mieux rester ensemble.
Ils s’engagèrent dans un étroit corridor qui les conduisit à une salle vide et déserte.
— Il est parti par là ! indiqua Rivebise.
Ils aperçurent un pan de robe rouge au détour d’un couloir. Ils coururent et arrivèrent dans une nouvelle salle, qui donnait sur plusieurs portes.
— Ce n’était pas agencé comme ça avant ! s’écria Rivebise. Cette salle avait des murs pleins !
— Pleins d’illusions, oui ! marmonna Tanis.
Ils firent le tour des pièces, toutes vides et délabrées. Suivant à la trace le mage en robe rouge, ils traversèrent plusieurs corridors. Deux fois, ils crurent l’avoir perdu, mais ils le retrouvaient bientôt au détour d’un couloir ou à l’autre bout de la prochaine salle.
Ils atteignirent l’intersection de deux corridors.
— Séparons-nous, dit Tanis. Mais nous n’irons pas loin, et nous nous retrouverons ici. Rivebise, si tu vois le mage, tu siffles. Je ferai de même.
Le barbare et Lunedor partirent d’un côté, Tanis et Berem de l’autre.
Le corridor aboutissait sur une grande salle aussi singulièrement éclairée que les autres. Rien d’intéressant, à première vue. Tanis décida cependant d’y jeter un coup d’œil avant de s’en aller. À l’exception d’une grande table ronde, l’endroit était vide. Tanis remarqua qu’une carte était gravée sur son plateau.
Peut-être pourrait-il déterminer où ils se trouvaient ? La carte reproduisait avec minutie le plan en relief d’une ville ! Il n’y manquait pas un détail. Sa représentation semblait plus réelle que la salle qui l’abritait.
— Vraiment dommage que Tass ne soit pas là, se dit Tanis, imaginant le ravissement du kender devant cette merveille.
Il fut interrompu par Berem qui le tirait par la manche, l’incitant du geste à quitter les lieux.
— Juste un instant, fit Tanis, Rivebise n’a pas encore sifflé ; je voudrais examiner cette carte d’un peu plus près.
Au centre de la ville se dressaient d’élégantes maisons et un palais à colonnade. Des fleurs printanières grimpaient jusqu’aux dômes de cristal. Au cœur même de la cité trônait un édifice qui devait être un temple. Bien que Tanis fût certain de n’y avoir jamais mis les pieds, ce bâtiment lui rappelait quelque chose.
C’était le plus beau qu’il ait jamais vu, surpassant même les Tours du Soleil et des Étoiles des royaumes elfes. Ses sept tours pointaient vers le ciel comme une offrande aux dieux.
Ce que ses maîtres elfes avaient enseigné à Tanis sur le Cataclysme et le Prêtre-Roi lui revint à la mémoire. Il détacha les yeux de la carte et releva la tête, la gorge serrée. Berem, livide, le regardait avec inquiétude.
— Qu’y a-t-il ? balbutia-t-il en s’agrippant à Tanis.
Le demi-elfe hocha la tête. Les mots se dérobaient à lui. Les compagnons se trouvaient dans une situation impliquant des choses si terribles qu’il eut l’impression d’être englouti une seconde fois par les flots rouges de la Mer de Sang.
Bouleversé, Berem se pencha à son tour sur la carte. Ses yeux s’écarquillèrent. Il poussa un hurlement effroyable et se jeta sur le dôme de cristal, le martelant de ses poings.
— C’est la Cité des Maudits ! cria-t-il. La Cité des Maudits !
Tanis tentait de le calmer lorsque s’éleva le sifflement strident de Rivebise.
— J’ai vu, dit le demi-elfe en tirant Berem. Viens, il faut que nous sortions de là.
Mais comment ? Comment quitter une ville que le Cataclysme avait rayée de la surface de Krynn ? Une ville qui devait se trouver au fin fond de la Mer de Sang ?
Poussant Berem devant lui, Tanis aperçut une inscription au-dessus de la porte, gravée dans une plaque de marbre effritée. Les caractères étaient rongés par la mousse, mais on pouvait encore lire le texte :
Bienvenue dans notre belle cité,
Ô noble visiteur.
Bienvenue dans la cité chérie des dieux,
Ô honorable visiteur
Bienvenue à Istar.
5
« Je l’ai tué déjà une fois…»
— J’ai bien vu ce que tu voulais faire ! Tu as essayé de le tuer ! cria Caramon à Par-Salian.
Par-Salian, maître de la dernière Tour des Sorciers, lovée au fin fond de l’étrange forêt de Wayreth, était le chef suprême de l’Ordre des Magiciens.
Fort de ses vingt ans, Caramon aurait été capable de mettre en miettes le vieillard fluet qui flottait dans sa tunique blanche. Le jeune guerrier avait été mis à rude épreuve ces derniers jours, et sa patience était à bout.
— Nous ne sommes pas des assassins, répondit Par-Salian d’une voix douce. Ton frère savait ce qu’il faisait quand il s’est soumis à l’Épreuve. Il n’ignorait pas que l’échec serait puni de mort.
— Il n’y pensait pas, grommela Caramon. Ou il s’en moquait. Parfois… son amour de la magie l’empêche de penser.
— Amour ? répliqua Par-Salian avec un sourire navré. Je ne crois qu’on puisse appeler ça « amour ».
— Appelle ça comme tu voudras. En tout cas, il n’avait pas conscience de ce que vous alliez lui faire ! Les magiciens ne travaillent pas dans la légèreté !
— Certainement. Qu’adviendrait-il de toi, guerrier, si tu allais au combat sans savoir manier l’épée ?
— N’essaie pas de changer de sujet…
— Qu’arriverait-il ? insista le mage.
— Je serais tué, répondit Caramon du ton avec lequel on s’adresse aux vieux un peu gâteux.
— Et tu ne serais pas le seul à périr, continua Par-Salian, car tes camarades et ceux qui dépendent de toi mourraient à cause de ton incompétence.
— Oui, dit Caramon, excédé.
— Tu vois donc bien ce que je veux dire, fit Par-Salian. Nous n’exigeons pas de tous les apprentis magiciens qu’ils se soumettent à l’Épreuve. Beaucoup se contentent du don qu’ils ont reçu, et utilisent leur vie durant les sorts les plus simples, appris à notre école. Cela leur suffit à aider les gens dans la vie de tous les jours. Parfois, il nous arrive des candidats comme ton frère. Pour lui, la magie est plus qu’un don, c’est l’objet même de sa vie. Il aspire à aller toujours plus loin, toujours plus haut. Il cherche un pouvoir et un savoir qui peuvent devenir dangereux, pas seulement pour lui, mais pour ses proches. Nous soumettons à un test les magiciens qui veulent accéder au royaume du Pouvoir, et nous leur faisons subir l’Épreuve. Ainsi nous éliminons les incompétents…
— Tu as tout fait pour éliminer Raistlin ! grogna Caramon. Il n’est pas incompétent, mais fragile. À présent, il est malade, peut-être va-t-il mourir !
— Non, il n’est pas incompétent. Au contraire. Ton frère a très bien réussi, guerrier. Il a vaincu tous ses ennemis. Il s’est comporté comme un vrai professionnel. Presque trop. Je me demande même si quelqu’un ne s’intéresse pas de très près à lui.
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