— Berem, dit-il, contenant son impatience, tu es en train de nous parler. Vas-tu enfin répondre à nos questions ?
Berem opina du chef.
— Pourquoi ? J…je… Il faut que vous m’aidiez… à sortir d’ici… Je ne peux pas rester…
En dépit de l’atmosphère étouffante de la pièce, Tanis frissonna.
— Es-tu en danger ? Sommes-nous en danger ? Quel est l’endroit où nous nous trouvons ?
— Je n’en sais rien ! répondit Berem en roulant des yeux pleins de détresse. J’ignore où nous sommes. Je sais seulement qu’il ne faut pas que je reste ici. Je dois m’en retourner !
— Pourquoi ? Les seigneurs draconiens sont à ta poursuite. L’un d’eux m’a confié que tu étais la clé de la victoire, d’après la Reine des Ténèbres. Pourquoi, Berem ? Que veulent-ils de toi, et pourquoi le veulent-ils avec tant d’insistance ?
— Je n’en sais rien ! cria Berem, serrant les poings. Je fuis depuis si longtemps ! Pas un moment de répit !
— Depuis combien de temps cela dure-t-il ? demanda Tanis.
— Depuis des années ! répondit Berem d’une voix étranglée. Des années… mais je ne sais pas combien. J’ai trois cent vingt-deux ans. Peut-être vingt-trois. Ou vingt-quatre ? Tout ce temps, la Reine m’a poursuivi.
— Trois cent vingt-deux ans ! s’écria Lunedor. Pour un humain, c’est impossible !
— Oui, je suis un humain, répondit Berem en regardant Lunedor, et je sais que ce n’est pas possible. Je suis mort plusieurs fois. (Son regard alla à Tanis.) Tu l’as vu, à Pax Tharkas. Je t’ai reconnu quand tu es monté sur le bateau.
— Ainsi tu es bien mort quand les pierres te sont tombées dessus ! s’exclama Tanis. Mais Sturm et moi, nous t’avons vu en chair et en os au mariage de Lunedor et de Rivebise…
— Oui. Moi aussi je t’ai vu. C’est pour cette raison que je me suis enfui. Je savais… que vous me poseriez des questions. Comment pouvais-je vous expliquer que j’étais vivant ? Cela me dépasse moi-même ! Tout ce que je sais, c’est que je meurs, et qu’ensuite je suis de nouveau vivant. Cela se passe toujours de la même manière… Mon seul désir est d’avoir la paix !
Déconcerté, Tanis le considéra d’un air songeur. Berem ne disait pas la vérité, il en était certain. Mais il ne mentait pas sur ses morts et ses résurrections. Tanis l’avait constaté par lui-même. Il savait aussi que la Reine des Ténèbres mobilisait d’importantes forces armées pour retrouver cet homme, qui devait sûrement savoir pourquoi !
— Berem, comment cette gemme verte s’est-elle incrustée dans ta poitrine ? demanda Tanis.
— Je ne sais pas, répondit Berem. Elle fait partie de moi, comme mes os et mon sang. Je crois que c’est à cause d’elle que je reviens à la vie.
— Peux-tu retirer ça de ta poitrine ? demanda Lunedor en s’asseyant près de lui.
Berem secoua la tête. Ses cheveux gris lui fouettèrent le visage.
— J’ai essayé ! Plusieurs fois, j’ai tenté de l’arracher ! Autant essayer de se sortir le cœur de la poitrine !
Tanis soupira. Cela ne l’avançait pas à grand-chose. Il n’avait toujours pas la moindre idée de l’endroit où ils se trouvaient. Et il comptait tant sur Berem pour le leur dire…
La pièce appartenait sans doute à un bâtiment ancien. Ses murs couverts de mousse abritaient des meubles délabrés qui avaient dû être magnifiques autrefois. Comme il n’y avait pas de fenêtres, les bruits de l’extérieur ne filtraient pas. Depuis quand étaient-ils ici ? Impossible à dire.
Ils avaient perdu la notion du temps.
Tanis et Rivebise avaient exploré le bâtiment sans trouver de sortie, ni trace de vie humaine. Tanis se demandait s’ils n’étaient pas sous l’emprise d’un charme. Chaque fois qu’ils s’aventuraient dans un des corridors, c’était pour revenir dans la même pièce.
Ils n’avaient qu’un vague souvenir du moment où ils avaient été engloutis par le maelström. Tanis se rappelait le craquement des planches, la chute du mât et les voiles arrachées. Il revoyait Caramon emporté par une énorme vague et les boucles rousses de Tika flottant dans le courant. Il avait vu le dragon… et Kitiara… Les serres du monstre avaient laissé des traces sur son bras. Une autre vague avait déferlé… Il avait retenu son souffle, certain que la douleur allait lui faire éclater les poumons. Longtemps il avait attendu la mort, accroché à une planche ; puis il avait refait surface dans l’eau mugissante, qui l’avait de nouveau aspiré vers une fin inéluctable…
Il s’était réveillé dans cet endroit étrange. Rivebise, Lunedor et Berem étaient avec lui, les vêtements encore trempés.
Au début, Berem était resté terré dans un coin, effrayé par leur présence. Lunedor l’avait rassuré, lui parlant avec douceur et lui apportant de la nourriture. Il n’avait qu’une seule idée : quitter cet endroit.
Tanis avait d’abord supposé que Berem les avait entraînés à dessein dans le maelström, parce qu’il connaissait l’existence de cette pièce.
Mais il commençait à en douter. Berem paraissait troublé et inquiet. Sans doute ne savait-il rien. Qu’il se décide à leur parler prouvait qu’il disait la vérité. Il était au désespoir. Pour quelle raison ?
— Berem, commença Tanis, marchant de long en large. Si tu tiens tant à échapper à la Reine des Ténèbres, il semble que nous soyons dans l’endroit idéal…
— Non ! s’écria Berem.
— Pourquoi ? Pourquoi tiens-tu tellement à partir ? Pourquoi veux-tu te jeter dans la gueule du loup ?
Berem se recroquevilla sur son siège.
— Je n’ai aucune idée d’où nous sommes ! Je dois rentrer… Il faut que j’aille quelque part… Je suis à la recherche de quelque chose… Et je ne serai pas en paix tant que je n’aurai pas trouvé.
— Eh bien, cherche ! Que veux-tu donc trouver ? s’énerva Tanis.
Sentant la main de Lunedor se poser sur la sienne, il réalisa qu’il se conduisait comme un fou. Mais il était décourageant d’avoir devant soi la clé de la victoire pour la Reine des Ténèbres et ne pas savoir pourquoi !
— Je ne peux pas te le dire !
Tanis respira un bon coup et ferma les yeux. Il fallait se calmer. Il avait l’impression que sa tête allait éclater d’une seconde à l’autre. Lunedor se leva. Les deux mains sur ses épaules, elle lui murmura des paroles apaisantes où il était question de Mishakal. Il se sentait vidé, mais son malaise était passé :
— C’est bon, Berem, ne t’inquiète pas. Je m’excuse. Oublions ça. Parlons de toi. D’où viens-tu ?
Berem hésita. Il semblait aux abois. Tanis, frappé par l’étrangeté de son attitude, fit le premier pas.
— Moi, je suis de Solace. Et toi ?
Berem le regarda d’un air méfiant.
— Tu ne connais sûrement pas. Je viens d’un petit village près de… de… Neraka.
— Neraka ? répéta Tanis en interrogeant Rivebise des yeux.
— Il a raison, je n’en ai jamais entendu parler, dit Rivebise.
— Moi non plus, marmonna Tanis. Dommage que Tass ne soit pas là avec ses cartes… Berem, pourquoi…
— Tanis ! cria Lunedor.
Au ton de sa voix, le demi-elfe se leva d’un bond, la main sur le pommeau de son épée. Un homme en robe rouge se tenait sur le seuil de la porte.
— Bonjour ! dit-il en langue commune.
La vision de la robe ramena l’image de Raistlin à l’esprit de Tanis. Un instant, il crut vraiment que c’était lui. Mais ce mage-là était plus âgé et son visage était très doux.
— Où sommes-nous ? demanda Tanis. Qui es-tu ? Comment avons-nous atterri ici ?
— KreeQuekh, fit l’homme d’un air dégoûté.
Il tourna les talons et s’éloigna.
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