2. Aucun disparu de sexe masculin correspondant à la description n’ayant été signalé, j’ai fait comparer les empreintes digitales du sujet avec les données du fichier.
3. Cela a permis d’identifier le corps comme celui du D r Josef Bühler, membre du Parti avec rang honoraire de SS-Brigadeführer. Le sujet a servi comme secrétaire d’État au Gouvernement général, 1939–1951.
4. Un examen préliminaire sur les lieux par le SS-Sturmbannführer Doctor Kurt Eisler conclut à une mort probable par noyade, vraisemblablement dans la nuit du 13 avril.
5. Le sujet habitait Schwanenwerder, à proximité du lieu de la découverte du corps.
6. Aucune circonstance suspecte évidente.
7. Une autopsie complète sera pratiquée après identification formelle du sujet par un proche.
March sortit le rapport de la machine à écrire, signa, et le confia à un coursier dans le grand hall en quittant le bâtiment.
La vieille dame, se tenait droite sur la banquette en bois de la morgue, Seydelstrasse. Elle portait un tailleur de tweed brun, un chapeau assorti avec une plume qui retombait, de solides chaussures brunes et des chaussettes de laine grises. Elle regardait fixement devant elle, son sac à main serré sur ses genoux, indifférente au va-et-vient dans le couloir. Max Jaeger était assis à côté d’elle, bras croisés, jambes étendues, l’air de s’ennuyer ferme. March, en arrivant, le prit à l’écart.
« Dix minutes qu’elle est là. À peine dit un mot.
— Le choc ?
— Je suppose.
— Allons-y, que ce soit fait. »
La femme ne leva pas les yeux quand March s’approcha pour s’asseoir à côté d’elle. Il parla d’une voix douce.
« Frau Trinkl, mon nom est March. Je suis inspecteur à la Kriminalpolizei de Berlin. Nous devons compléter notre rapport sur la mort de votre frère et vous demander d’identifier le corps. Ensuite nous vous ramènerons chez vous. Vous me comprenez ? »
Frau Trinkl tourna la tête. Son visage était fin, un nez mince (le nez de son frère), des lèvres pincées. Un camée monté en broche fermait sur sa gorge décharnée une blouse à franfreluches mauves.
« Vous m’entendez ? » répéta March.
Elle le considéra de ses yeux gris clair, ni rougis ni humides d’avoir pleuré. Sa voix était sèche et coupante.
« Parfaitement. »
Ils longèrent le corridor jusqu’à un minuscule parloir sans fenêtres. Au sol, des billes de bois. Les murs étaient vert-jaune. Dans l’espoir de rendre le lieu moins lugubre, quelqu’un avait agrafé des affiches touristiques de la Deutsche Reichsbahn Gesellschaft : une vue nocturne du Grand Dôme, le Führersmuseum à Linz, le Starnberger See en Bavière. L’affiche sur le quatrième mur avait été arrachée, laissant des trous dans le plâtre, comme des impacts de balles.
Un cliquetis à l’extérieur signala l’arrivée du corps. On l’amenait couvert d’un drap, sur un chariot métallique. Deux garçons de salle en tunique blanche l’installèrent au milieu de la pièce, comme un buffet devant des invités. Jaeger referma la porte.
« Prête ? » demanda March.
Elle fit signe de la tête. Il tira sur le drap et Frau Trinkl vint se poster à côté de lui. Quand elle se pencha, une odeur forte, un mélange de parfum et de camphre, frappa ses narines. Elle fixa longuement le visage mort, ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, mais ne produisit qu’un soupir. Ses yeux se fermèrent. March la rattrapa avant qu’elle ne touche le sol.
« C’est lui, dit-elle. Je ne l’ai pas vu depuis dix ans, il a grossi, et il est sans lunettes… pour moi, c’est la première fois depuis qu’il était petit. Mais c’est lui. »
Assise sur une chaise sous l’affiche de Linz, elle se tenait penchée en avant, la tête au-dessus des genoux. Son chapeau était tombé. De fines mèches de cheveux blancs pendaient sur son visage. Le corps avait été emmené.
La porte s’ouvrit. Jaeger revenait avec un verre d’eau qu’il serra entre ses doigts maigres.
« Buvez. »
Elle le tint un moment sans bouger, puis le porta à ses lèvres et avala une petite gorgée.
« Je ne m’évanouis jamais », dit-elle.
Dans son dos, Jaeger fit la moue.
« J’en suis sûr, dit March. J’ai encore quelques questions à vous poser. Êtes-vous en état ? Arrêtez-moi si je vous fatigue. (Il sortit son calepin.) Pourquoi n’avez-vous pas vu votre frère depuis dix ans ?
— Après la mort d’Édith — sa femme —, nous n’avions plus grand-chose en commun. Nous n’étions pas très proches. Même enfants. J’étais son aînée de huit ans.
— Sa femme est décédée il y a longtemps ? »
Elle réfléchit un moment.
« En 1953, je pense. En hiver. Elle avait un cancer.
— Et durant tout ce temps, vous êtes restée sans nouvelles de lui ? D’autres frères et sœurs ?
— Non. Nous deux, c’est tout. À l’occasion il écrivait. J’ai reçu une lettre de lui il y a quinze jours, pour mon anniversaire. »
Elle chercha dans son sac et tendit une simple feuille de papier à lettres — bonne qualité, épais et moelleux, avec comme en-tête une gravure de la maison de Schwanenwerder. L’écriture était ronde, le contenu aussi guindé qu’un faire-part officiel.
« Ma chère sœur ! Heil Hitler ! Je t’envoie mes vœux à l’occasion de ton anniversaire. J’espère sincèrement que tu es en bonne santé, comme moi-même. Josef. » March replia le feuillet pour le lui rendre. Pas étonnant que personne n’ait signalé sa disparition.
« Dans d’autres lettres, a-t-il jamais mentionné quelque chose qui le préoccupait ?
— Qu’est-ce qui aurait pu le préoccuper ? (Elle avait craché chaque mot.) Édith a hérité d’une jolie fortune pendant la guerre. Ils avaient les moyens. Il vivait sur un grand pied, croyez-moi.
— Pas d’enfants ?
— Il était stérile. »
Elle avait dit cela sans emphase, comme elle aurait décrit la couleur de ses cheveux.
« Édith était si malheureuse. D’après moi, c’est ce qui l’a tuée. Elle se retrouvait seule dans cette maison immense — un cancer de l’âme. Elle adorait la musique. Elle jouait merveilleusement du piano. Un Bechstein, je me souviens. Et lui… c’était un homme si froid. »
Jaeger grommela, à l’autre bout de la pièce :
« Bref, vous ne le portiez pas vraiment dans votre cœur.
— En effet. Comme beaucoup de monde. (Elle se tourna vers March.) Je suis veuve depuis vingt-quatre ans. Mon mari était navigateur dans la Luftwaffe, tué au-dessus de la France. Je ne me suis pas retrouvée dans le dénuement, rien de semblable, mais la pension… très modique pour quelqu’un qui était habitué à mieux. Pas une fois, durant toutes ces années, Josef n’a proposé de m’aider.
— Et cette jambe ? »
C’était Jaeger à nouveau, la voix hostile. Il avait pris le parti de Bühler dans ce règlement de compte familial.
« Que s’est-il passé ? »
Son attitude suggérait qu’elle n’aurait pu la dérober.
La vieille dame l’ignora et répondit à March.
« Lui-même n’en a jamais parlé, mais Édith m’a raconté l’affaire. C’était en 1951, il était encore au Gouvernement général. Il circulait avec son escorte sur la route de Cracovie à Katowice quand sa voiture est tombée dans une embuscade de partisans polonais. Une mine, paraît-t-il. Son chauffeur a été tué. Josef a eu la chance de ne perdre qu’un pied. Après, il a quitté le service public.
— Mais il nageait toujours ? »
March leva les yeux de son calepin.
« Vous savez que nous l’avons découvert en tenue de bain ? »
Elle eut un sourire pincé.
« Mon frère était excessif en tout, Herr March, qu’il s’agisse de politique ou de santé. Il ne fumait pas, ne touchait jamais à l’alcool, prenait de l’exercice chaque jour, en dépit de sa… de son infirmité. Par conséquent, non, je ne suis absolument pas surprise qu’il ait pu nager. (Elle déposa son verre et récupéra son chapeau.) J’aimerais rentrer à présent, si c’est possible. »
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