La villa était grande, bizarrement conçue. Trois niveaux, un toit d’ardoise bleue. Sur la gauche, les deux tours de pierre, accolées au corps de logis principal ; au premier étage, sur toute la longueur, un balcon à balustrade de pierre. Des piliers soutenaient le balcon — entre eux, à moitié dissimulée dans l’ombre du porche, la grande entrée. March s’y dirigea. Des bouleaux et une profusion de fougères poussaient en désordre le long de l’allée. Les bordures étaient négligées. Des feuilles mortes, que personne n’avait balayées depuis l’hiver, tournoyaient sur la pelouse.
La porte n’était pas fermée à clé.
March s’immobilisa dans le hall et regarda autour de lui. Un escalier de chêne à droite, deux portes à gauche, un corridor sombre devant lui — sans doute vers l’office.
Il essaya la première porte. Une salle à manger lambrissée. Une longue table et douze chaises à haut dossier sculpté. Glacial. Il y flottait une forte odeur de renfermé, de pièce inutilisée.
La porte suivante donnait sur le salon. Il poursuivit l’inventaire. Des tapis sur le parquet ciré. Meubles massifs garnis de riches brocarts. Tapisseries au mur — de qualité, si tant est qu’il pût en juger, ce qui était loin d’être le cas. Près de la fenêtre, un piano à queue orné de deux grandes photos. March inclina l’une d’elles vers la lumière qui perçait faiblement par de tout petits carreaux poussiéreux. L’encadrement était en argent massif, avec un motif à croix gammée. Le cliché montrait Bühler et sa femme le jour de leur mariage, descendant une volée de marches entre deux haies de SA tendant des rameaux de chêne au-dessus de l’heureux couple. Bühler également en uniforme SA. Sa femme avait des fleurs tressées dans les cheveux ; elle était — pour reprendre une des expression favorites de Max Jaeger — aussi appétissante qu’un plat de limaces. Aucun des deux n’avait l’air de sourire.
L’autre photo. March sentit aussitôt son estomac se nouer. C’était encore Bühler, légèrement incliné cette fois, serrant une main. L’homme qui était l’objet de cette révérence avait le visage légèrement tourné vers l’appareil, comme s’il venait d’être distrait, à mi-salutation, par quelque chose derrière l’épaule du photographe. Une inscription manuscrite. March frotta son doigt sur le verre pour ôter la poussière et arriver à déchiffrer les pattes de mouche. « Au camarade du Parti Bühler. Adolf Hitler. 17 mai 1945. »
Soudain un bruit — comme une porte frappée à coups de pied —, suivi d’un grincement. March posa la photo et retourna dans le hall. Le bruit venait du bout du corridor.
Il dégaina et s’avança. Comme il le pensait, le couloir conduisait aux cuisines. Le même bruit. Un gémissement de terreur, un piétinement. L’odeur, aussi, répugnante.
Au fond de la cuisine, une autre porte. Il tendit la main, saisit la poignée, et d’un coup brusque, tira pour l’ouvrir. Une chose énorme bondit de l’obscurité. Un chien, muselé, les yeux exorbités, traversa en courant l’office, le corridor, le hall, et se précipita dehors par la porte restée ouverte. Le sol puant du garde-manger était couvert d’excréments, d’urine, de nourriture que l’animal avait fait tomber des étagères sans pouvoir la manger.
March se serait volontiers accordé quelques minutes, de quoi reprendre ses esprits. Mais le temps manquait. Il rangea le luger, examina rapidement les lieux. Quelques assiettes sales dans l’évier. Sur la table, une bouteille de vodka presque vide et un verre. Une porte menait à la cave : cadenassée. Pas le moment de la forcer. Il gagna l’étage. Plusieurs chambres, des salles de bains ; partout la même ambiance de luxe un peu passé, de train de vie essoufflé. Et partout, c’était frappant, des tableaux : paysages, allégories religieuses, portraits… la plupart encrassés de poussière. L’endroit ne devait plus être correctement entretenu depuis des mois, peut-être des années.
La pièce qui avait dû être le bureau de Bühler se trouvait au dernier étage, dans l’une des tours. Des rayons chargés de traités de droit, d’études de cas, de décrets. Près d’une fenêtre dominant la pelouse arrière de la maison, un grand bureau et un fauteuil pivotant. Sur un canapé, des couvertures étalées donnant l’impression qu’on y dormait régulièrement. D’autres photos. Bühler et sa robe d’avocat, Bühler en uniforme SS, Bühler et une brochette de grosses légumes nazies — March reconnut vaguement Hans Frank —, au premier rang de ce qui devait être une salle de concert. Tous les clichés dataient d’au moins vingt ans.
March s’installa derrière le bureau et regarda par la fenêtre. La pelouse descendait jusqu’au bord de la Havel. Une petite jetée, un cruiser amarré, et au-delà, la vue sur le lac, jusqu’à l’autre rive. Dans le lointain, le bourdonnement du ferry Kladow-Wannsee.
Le bureau. Un sous-main. Un grand encrier de bronze. Un téléphone. March tendit la main vers l’appareil.
Qui se mit à sonner.
Sa main se figea. Une sonnerie. Deux. Trois. Amplifiées par le silence. L’air poussiéreux semblait vibrer. Quatre. Cinq. Ses doigts se refermèrent sur le combiné. Six. Sept. Il le souleva.
« Bühler ? »
La voix d’un homme âgé, plus mort que vif ; un murmure venu d’un autre monde.
« Bühler ? Répondez. Qui est là ?
— Un ami. »
Une pause. Clic .
L’inconnu avait raccroché. March reposa le combiné. Il ouvrit rapidement les tiroirs au hasard. Quelques crayons, du papier, un dictionnaire. Il sortit entièrement les tiroirs, l’un après l’autre, et passa sa main dans le creux du meuble.
Il n’y avait rien.
Il y avait quelque chose.
Tout au fond. Ses doigts effleurèrent un objet petit et lisse. Il le récupéra. Un cahier recouvert de cuir noir, aigle et svastika dorés à l’or fin sur la couverture. Il le feuilleta rapidement. L’agenda du Parti pour 1964. Il le glissa dans une poche et remit les tiroirs en place.
Dehors, le chien de Bühler devenait fou, courant d’un côté à l’autre sur la berge, regardant vers l’autre rive, gémissant, hennissant presque comme un cheval. Toutes les deux ou trois secondes, il s’asseyait sur son train arrière, puis recommençait son va-et-vient désespéré. On pouvait voir à présent le sang séché sur tout son flanc droit. La pauvre bête ne prêta aucune attention à March quand il descendit vers le lac.
Les talons de ses bottes résonnèrent sur les planches mal ajustées de la jetée. Par les interstices, on découvrait l’eau boueuse, un mètre plus bas, clapotant doucement, et on constatait la faible profondeur du lac à cet endroit. March posa un pied sur l’embarcation, qui tangua sous son poids. Plusieurs centimètres d’eau de pluie croupissaient sur le pont arrière, dans la crasse et les feuilles mortes ; un arc-en-ciel d’huile ondulait à la surface. Tout le bateau empestait le mazout. Sans doute une fuite quelque part. March s’accroupit et pesa sur la porte de la cabine. Fermée. Les mains en coupe, il s’efforça de jeter un coup d’œil par la vitre, mais il faisait trop sombre pour distinguer quoi que ce soit.
D’un bond il regagna la jetée. Le bois était rendu uniformément gris par les intempéries, sauf à un endroit, le long du bord resté libre, où March remarqua des échardes vaguement orangées et une trace de peinture blanche. En se penchant pour examiner ces marques, son regard fut attiré par un reflet pâle dans l’eau, près de l’endroit où la jetée s’écartait de la berge. Il fit quelques pas sur le côté, s’agenouilla, s’agrippa de la main gauche et étira l’autre bras le plus loin possible. Vieux rose avec des éclats, comme une poupée de porcelaine, des courroies de cuir et des boucles d’acier : c’était une prothèse, un pied artificiel.
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