Comme toujours, grâce à l’uniforme, les gens se tenaient à distance respectueuse de March. Régulièrement, chaque fois qu’un train entrait dans la station de la Friedrichstrasse, les murs tremblaient.
« C’est tout ce que tu prends ? demanda Halder. Du café ? (Il hocha la tête.) Café noir, cigarettes, whisky… Comme régime, c’est pas vraiment l’idéal. Maintenant que j’y pense, je ne t’ai pas vu devant un repas décent depuis votre séparation, Klara et toi. »
Il cassa un des œufs et entreprit d’en détacher les morceaux de coquille.
De nous tous, Halder avait le moins changé, pensait March. Sous les kilos en plus, le muscle relâché, c’était la même bleusaille, le même échalas frais émoulu de son université qui s’était retrouvé à bord du Il-174, plus de vingt ans auparavant, comme opérateur radio. Totalement incompétent : instruction accélérée, début 1942, et en avant pour le casse-pipe ! Les pertes étaient à leur maximum, à ce moment, et Dönitz ratissait large partout en Allemagne pour boucher les trous. Il avait des lunettes cerclées d’acier, les mêmes que maintenant ; des cheveux roux très fins qui rebiquaient dans son cou. En mission, tout l’équipage se laissait pousser la barbe ; Halder arborait sur ses joues et son menton quelques touffes orange, comme un chat en train de perdre ses poils. Que ce type se soit retrouvé en service U-Boot était une épouvantable erreur, ou une aimable méprise. Godiche, on ne lui aurait pas confié un fusible à remplacer. La nature l’avait programmé pour devenir universitaire, pas sous-marinier ; à chaque sortie, il était couvert de sueur — la trouille et le mal de mer.
Pourtant, à bord, cet ahuri avait la cote. Les équipages de U-Boot sont superstitieux. Sans trop savoir pourquoi, le bruit s’était répandu que Rudi Halder portait chance. On le chouchoutait donc, on réparait ses gaffes, on lui donnait une demi-heure de rab le matin pour geindre et se retourner dans sa couchette. Il était devenu une sorte de mascotte. La paix revenue, étonné de se découvrir encore en vie, Halder avait repris ses chères études à la faculté d’Histoire de l’université de Berlin. En 1958, il avait rejoint l’équipe de chercheurs qui travaillaient, aux Archives, sur l’histoire officielle de la guerre. Pour lui, la boucle était bouclée : il passait ses journées enfermé dans une pièce souterraine, rassemblant les éléments épars de la grande stratégie dont il avait été, en son temps, une minuscule (et terrorisée) composante. Le Service U-Boot : opérations et manœuvres, 1939–1943 était paru en 1963. À présent, Halder collaborait à la rédaction du troisième volume de l’histoire de l’armée allemande sur le front Est.
« C’est comme bosser chez Volkswagen à Fallersleben », expliquait Halder.
Il enfourna une partie de son œuf et mâchonna pensivement.
« Je monte les roues, Jaeckel assemble les portes, Schmidt pose le moteur.
— Ce sera fini quand ?
— Oh, je suis tenté de dire jamais. On accumule les documents, mais sans objet véritable. C’est l’Arc de la Victoire avec des mots, tu vois ? Chaque coup de fil, chaque escarmouche, chaque flocon de neige, chaque éternuement. Quelqu’un écrira même l’histoire officielle des histoires officielles. Moi, je me vois encore cinq ans là-dedans.
— Et après ? »
Halder chassa les fragments d’œuf sur sa cravate.
« Une chaire dans une petite université, quelque part dans le Sud. Une maison à la campagne avec Ilse et les gosses. Quelques bouquins, respectueusement traités dans les comptes rendus. Mes ambitions s’arrêtent là. Au moins ce boulot a l’avantage de me rappeler que nous sommes mortels. À ce propos… (De sa poche intérieure il tira une feuille de papier.) Avec les compliments de la Reichsarchiv. »
C’était une photocopie — une page d’un ancien répertoire du Parti. Quatre portraits format passeport, quatre officiels en uniforme, avec pour chacun une brève notice biographique. Brün. Brunner. Buch. Bühler…
Halder précisa :
« Guide des Personnalités du NSDAP . Édition 1951.
— Je connais.
— Jolie brochette, il faut le dire. »
Le corps dans la Havel était celui de Bühler, pas de doute. Ici, il fixait March à travers ses lunettes à verres non cerclés, guindé, compassé, les lèvres pincées. Le visage d’un bureaucrate. Un visage de juriste. Un visage mille fois vu et sitôt oublié ; présent en chair et en os, absent dans la mémoire. Le visage d’un homme-machine.
« Comme tu peux lire, résuma Halder, un parangon de la respectabilité national-socialiste. Inscrit au Parti en 1922 — difficile de trouver plus respectable. Juriste chez Hans Frank, le conseiller juridique personnel du führer. Vice-président de l’Académie de Droit allemand.
— “Secrétaire d’État, Gouvernement général, 1939, lut March. SS-Brigadeführer.” Brigadeführer, bon Dieu. »
Il prit un calepin et commença à écrire.
« Rang honoraire, précisa Halder, la bouche pleine. Je doute qu’il ait jamais tiré un coup de feu de sa vie, même sous l’effet de la colère. C’est un gratte-papier pur et dur. Quand Frank a décroché le gouvernorat en 1939, pour gérer ce qui restait de la Pologne, il a dû prendre dans ses bagages son vieil associé du cabinet d’avocat, Bühler, bombardé rond-de-cuir en chef. Tu devrais goûter de ce jambon. Excellent. »
March prenait rapidement note.
« Combien de temps Bühler est-il resté à l’Est ?
— Douze ans, j’imagine. J’ai vérifié dans le Guide de 1952. Il n’y figure plus. Donc 1951 a été sa dernière année. »
March cessa d’écrire et tapota ses dents avec le bout de son crayon.
« Tu m’excuses quelques minutes ? »
Il y avait une cabine téléphonique dans le vestibule. Il appela le standard de la Kripo et demanda son propre poste. Une voix grogna :
« Jaeger.
— Max, écoute. »
March répéta ce que Halder lui avait appris. « Le Guide mentionne une épouse. (Il approcha le feuillet de la faible ampoule de la cabine, s’efforçant de déchiffrer.) Edith Tulard. Tu peux la dénicher ? Pour identifier formellement le corps.
— Elle est morte.
— Quoi ?
— Morte il y a plus de dix ans. J’ai vérifié au fichier SS — même les rangs honoraires doivent donner les coordonnées d’un parent proche. Bühler n’avait pas d’enfants, mais j’ai trouvé une sœur. Veuve, soixante-douze ans, Elizabeth Trinkl. Elle habite Fürstenwald. »
March connaissait : un patelin à trois quarts d’heure de route, au sud-est de Berlin.
« Les flics locaux l’amènent directement à la morgue.
— Je te retrouve là-bas.
— Autre chose. Bühler avait une baraque sur Schwanenwerder. »
Voilà pour la situation du corps.
« Bon boulot, Max. »
Il raccrocha et regagna le restaurant.
Halder avait terminé son repas. Il posa sa serviette, au moment où March revenait, et se laissa aller en arrière sur sa chaise.
« Superbe. Je suis presque en état de pouvoir supporter la perspective du tri des quinze cents messages de la 1 rePanzer de Kleist. (Il commença à se curer les dents.) On devrait se voir plus souvent. Ilse n’arrête pas de me tanner : “Quand vas-tu te décider à amener Zavi ?” (Il se pencha en avant.) Écoute : il y a une fille aux Archives, elle bosse sur l’histoire du Bund deutscher Mädel en Bavière, de 1935 à 1950. Sensationnelle. Mari disparu sur le front Est l’an dernier, pauvre diable ! Bref : toi et elle. Qu’en dis-tu ? On pourrait vous avoir tous les deux, disons, la semaine prochaine ? »
March sourit.
« C’est très gentil.
— C’est pas une réponse.
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