Mais là, semblait-il, le temps s’était arrêté. Les ouragans de l’histoire avaient soufflé par delà cette citadelle solitaire de la foi, la laissant inébranlée. Comme ils l’avaient fait depuis trois mille ans, les moines priaient et méditaient toujours, et regardaient l’aube se lever.
En traversant la cour sur les dalles usées, polies par les pieds d’innombrables pèlerins, Morgan éprouva une hésitation soudaine et tout à fait inhabituelle. Au nom du progrès, il voulait détruire quelque chose d’ancien et de noble ; et qu’il ne comprendrait jamais complètement.
La vue de la grande cloche de bronze, suspendue dans un campanile qui s’élevait de l’enceinte du monastère, arrêta Morgan sur son chemin. Instantanément, son esprit d’ingénieur avait estimé son poids à cinq tonnes au moins, et elle était très vieille. Comment diable ?…
Le moine remarqua sa curiosité et lui adressa un sourire de compréhension.
— Elle a deux mille ans, dit-il. C’était un cadeau de Kalidasa le Maudit que nous estimâmes opportun de ne pas refuser. Selon la légende, il fallut dix ans – et la vie d’une centaine d’hommes – pour la monter jusqu’au sommet de la montagne.
— Quand est-elle utilisée ? demanda Morgan après avoir digéré cette information.
— À cause de son odieuse origine, on ne la fait sonner qu’en temps de malheur. Je ne l’ai jamais entendue, ni aucun homme vivant. Elle a sonné le glas, sans intervention humaine, lors du grand tremblement de terre de 2017. Et la fois d’avant, ce fut en 1522, quand les envahisseurs ibériques incendièrent le temple de la Dent et s’emparèrent de la Relique sacrée.
— Donc après tout cet effort… elle n’a jamais été utilisée ?
— Peut-être une douzaine de fois dans les derniers deux mille ans. Le funeste destin de Kalidasa pèse toujours sur elle.
Cela pouvait être d’une bonne religion, ne put s’empêcher de penser Morgan, mais sûrement pas d’une saine économie. Et il se demanda irrévérencieusement combien de moines avaient succombé à la tentation de taper sur la cloche, oh, tout doucement, juste pour entendre eux-mêmes le timbre inconnu de sa voix défendue…
Ils passaient à présent devant un énorme rocher sur lequel un petit escalier conduisait à un pavillon tout doré. C’était là, s’aperçut Morgan, le vrai sommet de la montagne ; il savait ce que ce petit temple était censé contenir, mais de nouveau, le moine l’éclaira sur ce sujet.
— L’empreinte d’un pied, dit-il. Les Musulmans croyaient que c’était celui d’Adam ; il se serait arrêté ici après avoir été chassé du Paradis terrestre. Les Hindous l’attribuaient à Siva ou à Saman. Mais pour les bouddhistes, bien entendu, c’était l’empreinte de l’Inspiré.
— Je remarque que vous employez le passé, dit Morgan d’une voix prudemment neutre. Que croit-on à présent ?
Le visage du moine ne montra aucune émotion quand il répondit :
— Le Bouddha était un homme comme vous et moi. L’empreinte dans la pierre – et c’est une pierre très dure – a deux mètres de long.
Cela semblait régler la question, et Morgan n’en eut pas d’autres à poser, pendant que le moine le conduisait au long d’un petit cloître qui aboutissait à une porte ouverte. Le moine cogna mais n’attendit pas de réponse et fit signe au visiteur d’entrer.
Morgan s’était à demi attendu à trouver le Mahanayake Thero assis les jambes croisées sur une natte, probablement entouré d’encens et de moines chantonnant. Il y avait, en effet, juste une trace d’encens dans l’air froid, mais le supérieur titulaire du vihare de la Sri Kanda était assis derrière un bureau tout à fait ordinaire, équipé de terminaux standard de vision et de mémoire. Le seul élément inhabituel dans la pièce était une tête de Bouddha un peu plus grande que nature, posée sur un socle dans un coin. Morgan ne pouvait dire si elle était réelle ou simplement une projection.
En dépit de ce décor conventionnel, il y avait peu de chance pour que le supérieur du monastère pût être pris par erreur pour n’importe quel autre genre de dirigeant. En dehors de l’inévitable robe jaune, le Mahanayake Thero possédait deux autres caractéristiques qui, à cette époque, étaient vraiment très rares. Il était complètement chauve et il portait des lunettes.
Les deux, présuma Morgan, résultaient d’un choix délibéré. Comme la calvitie pouvait être si facilement guérie, ce crâne d’ivoire luisant devait être rasé ou épilé. Et il ne pouvait se souvenir quand il avait vu des lunettes pour la dernière fois, sauf dans des images ou des drames historiques.
La combinaison était fascinante et déconcertante. Morgan se trouva dans l’impossibilité virtuelle de deviner l’âge du Mahanayake Thero ; ce pouvait être n’importe lequel depuis quarante ans en pleine force de l’âge jusqu’à quatre-vingts ans bien conservés. Et ces verres, tout transparents qu’ils fussent, dissimulaient pourtant les pensées et les émotions qui étaient derrière.
— Ayu bowan, Dr Morgan, dit le prélat, montrant à son visiteur le seul siège vide. Je vous présente mon secrétaire, le Vénérable Parakarma, j’espère que cela ne vous ennuiera pas s’il prend des notes.
— Bien sûr que non, dit Morgan, en inclinant la tête vers le dernier occupant de la petite pièce.
Il remarqua que le jeune moine avait les cheveux flottants et une barbe impressionnante ; le crâne rasé était probablement facultatif.
— Ainsi donc, Dr Morgan, poursuivit le Mahanayake, vous voulez notre montagne.
— J’en ai bien peur, votre… heu… révérence. Une partie, en tout cas.
— Dans le monde entier… ces quelques hectares ?
— Ce choix ne vient pas de nous, mais de la nature. Le terminus terrestre doit être sur l’équateur, et à la plus grande altitude possible où la faible densité de l’air limite la force des vents.
— Il existe de plus hautes montagnes équatoriales en Afrique et en Amérique du Sud.
Nous y revoilà, gémit Morgan en lui-même. Une amère expérience lui avait montré qu’il était presque impossible de faire clairement comprendre le problème à des profanes aussi intelligents et aussi intéressés qu’ils fussent, et il s’attendait à encore moins de succès avec ces moines. Si seulement la Terre était un corps gentiment symétrique, sans creux ni bosses dans son champ gravitationnel…
— Croyez-moi, dit-il passionnément, nous avons étudié toutes les autres solutions. Le Cotopaxi et le mont Kenya… et même le Kilimandjaro, bien qu’il soit à trois degrés au sud, seraient très bien sauf un défaut capital. Lorsqu’un satellite est installé sur l’orbite stationnaire, il ne reste pas exactement au-dessus du même endroit. À cause d’irrégularités gravitationnelles dans lesquelles je ne veux pas entrer, il dérive lentement au long de l’équateur. Donc tous nos satellites synchrones et toutes nos stations spatiales doivent brûler du combustible pour se maintenir à leur place ; heureusement, la quantité requise est très minime. Mais on ne peut donner continuellement de petits à-coups à des millions de tonnes… spécialement lorsqu’elles se présentent sous la forme de minces tubes ayant des dizaines de milliers de kilomètres de longueur… pour les ramener en place. Par chance pour nous…
— … pas pour nous , lança le Mahanayake Thero, faisant presque perdre le fil de ses idées à Morgan.
— … il y a deux points stables sur l’orbite synchrone. Un satellite placé là y reste … il ne dérive pas. Exactement comme s’il était coincé au fond d’une vallée invisible. L’un de ces points est situé au-dessus du Pacifique, il n’est donc d’aucune utilité pour nous. L’autre est tout droit au-dessus de notre tête.
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