Un autre jour s’était levé sur Taprobane.
Lentement, les visiteurs se dispersèrent. Certains retournèrent au terminus du funiculaire, alors que d’autres, plus énergiques, se dirigeaient vers l’escalier, dans l’illusion que la descente était plus facile que la montée. La plupart d’entre eux seraient trop heureux de reprendre le funiculaire à la station inférieure ; en fait, très peu feraient la descente jusqu’en bas.
Seul Morgan continua vers le haut, suivi de nombreux regards curieux, par l’escalier relativement court qui conduisait au monastère et au sommet même de la montagne. Lorsqu’il atteignit le mur extérieur recouvert de plâtre lisse – qui à présent commençait à briller doucement aux premiers rayons directs du soleil – il était essoufflé et il fut bien aise de s’appuyer un moment contre la massive porte de bois.
Quelqu’un devait avoir été de veille car avant qu’il pût trouver un bouton de sonnerie, ou signaler sa présence d’une façon ou d’une autre, la porte s’ouvrit silencieusement, et il fut accueilli par un moine en robe jaune, qui le salua les mains jointes.
— Ayu bowan, Dr Morgan. Le Mahanayake Thero sera heureux de vous recevoir.
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L’éducation du Vagabond des Étoiles
(Extrait du Vagabond des Étoiles, première édition, 2071.)
Nous savons maintenant que la sonde interstellaire généralement désignée sous le nom de Vagabond des Étoiles est complètement autonome et fonctionne selon des instructions générales programmées en elle voilà soixante mille ans. Pendant qu’elle voyage entre les étoiles, elle utilise son antenne de cinq cents kilomètres pour renvoyer des informations à sa base à une allure relativement lente, et pour recevoir de temps en temps des corrections de programme venant de l’« Étoile-île », pour adopter le joli nom que lui donna le poète Llwellyn ap Cymru.
Lorsque le Vagabond passe à travers un système solaire, il peut tirer l’énergie de l’astre central et ainsi l’allure de sa transmission d’informations augmente énormément. Il « recharge ses batteries » également, pour employer une analogie certainement sommaire. Et puisque – comme nos propres premiers Pioneer et Voyager – il utilise les champs gravitationnels des corps célestes pour dévier sa course d’étoile en étoile, il fonctionnera indéfiniment, à moins qu’une défaillance mécanique ou un accident cosmique ne termine sa carrière. Le Centaure avait été sa onzième escale, et après qu’il eut contourné notre soleil comme une comète, sa nouvelle trajectoire fut dirigée exactement sur Tau de la Baleine, à douze années-lumière de distance. S’il y a quelqu’un là-bas, le Vagabond sera prêt à entamer sa prochaine conversation vers l’an 8100…
… Car le Vagabond allie les fonctions d’ambassadeur et d’explorateur. Lorsqu’à la fin de ses parcours millénaires, il découvre une civilisation technologique, il entre en rapports amicaux avec les indigènes et se met à échanger des informations avec eux, seule forme de commerce interstellaire qui pourrait bien être jamais possible. Et avant qu’il reparte pour son voyage sans fin, après son bref passage à travers leur système solaire, le Vagabond des Étoiles indique la position de son monde d’origine – déjà en attente d’un appel direct du plus nouveau membre de ce réseau téléphonique galactique.
Dans notre cas, nous pouvons tirer une certaine fierté du fait que, avant même qu’il ait transmis aucune carte stellaire, nous avions identifié son soleil natal et lui avions même transmis notre premier message. À présent, nous n’avions plus qu’à attendre cent quatre ans pour avoir une réponse. C’est une chance incroyable que nous ayons des voisins à si peu de distance.
Il était évident, dès ses tout premiers messages, que le Vagabond des Étoiles comprenait la signification de plusieurs milliers de mots fondamentaux anglais et chinois, qu’il avait déduits de l’analyse des émissions de télévision, de radio et – spécialement – de vidéo-textes. Mais ce qu’il avait capté durant son approche n’était qu’un mauvais échantillonnage ne représentant absolument pas l’ensemble de la culture humaine, il ne contenait que très peu de science avancée, encore moins de mathématiques avancées – et seulement un choix dû au hasard de littérature, de musique et des arts visuels.
Comme n’importe quel génie autodidacte, le Vagabond des Étoiles avait d’énormes lacunes dans son éducation. Partant du principe qu’il valait mieux donner trop que pas assez, dès que le contact fut établi, le Vagabond reçut le Dictionnaire d’Oxford de la langue anglaise et le Grand Dictionnaire de la langue chinoise (édition en romandarin) ainsi que l’ Encyclopédie mondiale. Leur transmission en binaire ne demanda guère plus de cinquante minutes, et il est à noter qu’immédiatement après, le Vagabond resta silencieux pendant presque quatre heures – sa plus longue période de cessation d’émission. Lorsqu’il reprit contact, son vocabulaire s’était immensément élargi et quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, il pouvait passer le test de Turing avec facilité – c’est-à-dire qu’il n’y avait aucun moyen de dire d’après les messages reçus que le Vagabond était une machine et non pas un être humain d’une très haute intelligence.
On relevait cependant, de temps en temps, des trahisons involontaires – par exemple, l’usage incorrect de termes ambigus et l’absence de contenu émotionnel dans le dialogue. On ne pouvait que s’y attendre ; à la différence des ordinateurs terrestres les plus avancés, pouvant simuler lorsque nécessaire les émotions des humains qui les avaient construits, les sentiments et les désirs du Vagabond des Étoiles étaient vraisemblablement ceux d’une espèce totalement étrangère, et, par conséquent, largement incompréhensibles pour l’homme.
Et vice versa, naturellement. Le Vagabond pouvait comprendre complètement et exactement ce que signifiait « le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés ». Mais il pouvait difficilement avoir la moindre lueur de ce que Keats avait dans l’esprit quand il écrivait :
Fenêtres magiques ensorcelées qui s’ouvrent sur l’écume.
De mers périlleuses, en de féeriques contrées perdues…
ou moins encore :
Te comparerai-je à un jour d’été ?
Tu es plus belle et plus douce…
Néanmoins, dans l’espoir de corriger cette déficience, le Vagabond reçut également des milliers d’heures de musique, de théâtre et de scènes de la vie terrestre, humaine et autre. D’un commun accord, une certaine censure y fut exercée. Bien que la tendance de l’espèce humaine à la violence et à la guerre pût difficilement être niée (il était trop tard pour reprendre l’ Encyclopédie), seuls quelques exemples prudemment choisis en furent transmis. Et jusqu’à ce que le Vagabond fût sûrement hors de portée, le contenu normal des réseaux de télévision fut tout à fait inhabituellement anodin.
Durant des siècles – peut-être en fait, jusqu’à ce que le Vagabond ait atteint son objectif suivant – des philosophes débattraient de sa compréhension réelle des affaires et des problèmes humains. Mais sur un point, il n’y eut pas de désaccord sérieux. La centaine de jours qu’avait duré son passage à travers le système solaire avait changé irrévocablement les idées des hommes sur l’univers, son origine et leur place dans cet univers.
Lorsque la porte massive, sculptée de motifs compliqués de lotus, se referma avec un léger déclic derrière lui, Morgan sentit qu’il avait pénétré dans un autre monde. Ce n’était pas du tout la première fois qu’il se trouvait en un lieu jadis sacré pour quelque grande religion ; il avait vu Notre-Dame, Sainte-Sophie, Stonehenge, le Parthénon, Karnak, Saint-Paul et au moins une douzaine d’autres grands temples, églises et mosquées. Mais il les avait tous vus comme des reliques figées du passé – de splendides exemples d’art ou d’architecture, mais sans rapport avec l’esprit moderne. Les croyances qui les avaient créés et maintenus étaient toutes passées dans l’oubli quoique certaines aient survécu encore loin dans le XXIIe siècle.
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