Sa tête retomba sur sa poitrine et des larmes jaillirent de ses yeux sur son voile blanc. Devant elle, un cavalier émit un rire tranquille.
— Très intéressant. Vous parlez une langue morte. Pourtant, j’oserai dire que le Psaume 55 ne peut vous faire que le plus grand bien.
Elle leva la tête. L’homme portait un chapeau tyrolien et lui souriait, à demi tourné sur sa selle.
Il récita :
« Mon cœur se tord en moi,
les affres de la mort tombent sur moi ;
crainte et tremblement me pénètrent,
un frisson m’étreint.
Et je dis :
Qui me donnera des ailes comme à la colombe,
que je m’envole et me pose ?… »
— C’est quoi, la suite ?
D’une voix emplie de chagrin, elle reprit :
— Ecce elongavi fugiens : et mansi in solitudine. [11] Voici, je m’enfuirai au loin, je giterai au désert. (Traduction issue de la Sainte Bible de l’Ecole Biblique de Jérusalem, édition de 1974.)
— Oh, oui, j’irai vivre dans la solitude. (L’homme leva la main vers le paysage.) Et la voilà ! Magnifique ! Regardez un peu ces montagnes, là-bas, vers l’est. C’est le Jura. Six millions d’années, ça fait une différence vraiment fantastique, vous savez ! Certains de ces sommets doivent atteindre trois mille mètres… Peut-être deux fois plus qu’à notre époque.
Anna-Maria, doucement, s’essuya les yeux avec son scapulaire.
— Oh, oui. Je connaissais pas mal de choses. J’avais parcouru à peu près toute la Terre, grimpé partout. Mais c’est les Alpes que je préférais. Je m’étais dit que ce serait bien de faire une escalade pendant qu’elles étaient encore en pleine jeunesse, vous voyez… C’est pour ça que je suis venu dans le Pliocène. Dans l’Exil. Avec ma dernière cure de rajeunissement, j’ai gagné vingt pour cent de capacité pulmonaire. Mon cœur s’est amélioré et mes muscles sont bien meilleurs. J’avais apporté tout mon équipement d’alpiniste avec toutes sortes de trucs spéciaux… Est-ce que vous savez qu’il y a des sommets des Alpes du Pliocène qui sont plus élevés que l’Himalaya de notre époque ? Les Alpes ont été drôlement érodées par la Période Glaciaire. Ça se passera dans quelques millions d’années, je veux dire. Les grands sommets devraient se trouver plus au sud, aux alentours du Mont Rose, à la frontière de la Suisse et de l’Italie, ou plus à l’ouest, en direction de la Provence, avec la nappe de la Dent Blanche. Là-bas, on doit avoir des plissements de plus de neuf mille mètres. Peut-être même qu’il en existe qui dépassent l’Everest ! Je m’étais dit que j’allais passer le reste de ma vie à escalader ces montagnes là, vous vous rendez compte ! Et si j’avais trouvé des compagnons pour venir avec moi, même à l’assaut de l’Everest du Pliocène…
— Vous avez peut-être encore une chance d’y arriver, dit Anna-Maria en s’efforçant de sourire.
— Salement improbable ! Ces exotiques et leurs larbins vont me faire couper du bois ou tirer de l’eau quand ils s’apercevront que je ne suis doué que pour me casser la figure dans les Alpes. Avec un peu de chance, après les corvées, je pourrai peut-être jouer un peu de musique dans l’équivalent du pub local pour me payer quelques verres.
Sur ce, il s’excusa d’avoir interrompu la prière d’Anna-Maria. Quelques instants plus tard, elle entendit les accords de sa flûte mêlés aux chants d’oiseaux.
Tranquillement, elle se remit à prier.
Ils abordaient une nouvelle colline, marchant toujours vers le nord en suivant le cours de la Saône. La rivière était invisible, masquée par une ceinture dense de forêt chargée de brume, tout en bas dans la vallée. Sur l’autre rive, le paysage apparaissait plus riant. Une immense prairie parsemée de bouquets d’arbres cédait la place, dans le lointain, à une plaine marécageuse. Des étangs et des mares brillaient dans le soleil levant. De petits ruisseaux serpentaient vers la Saône. Ici, à l’ouest de la rivière, le terrain était plus élevé de plusieurs centaines de mètres, entrecoupé parfois de ravines et de ruisseaux que les chalikos franchissaient sans ralentir leur allure.
Il faisait grand jour à présent. Anna-Maria pouvait observer toute la troupe. Les soldats et Epone allaient en avant, suivis des prisonniers, deux par deux, à intervalles réguliers. Richard et Claude chevauchaient devant les bêtes de bât, près de l’arrière-garde. Les amphicyons galopaient sur les flancs, se rapprochant parfois, à tel point qu’elle distingua leurs atroces yeux jaunes et sentit leur remugle. Les chalikos dégageaient une odeur puissante, caractéristique, bizarrement sulfureuse. Cela devait venir de leur régime de racines, songea-t-elle. De toute cette nourriture qui les rendait énormes et puissants mais qui les gonflait de gaz.
Avec un gémissement sourd, elle essaya de soulager ses muscles endoloris. Rien n’y faisait, pas même la prière. Fac me tecum pie flere, Crucifixo condolere, donec ego vexero. Oh, merde, Seigneur ! Je n’y arriverai pas.
— Anna-Maria ! Regarde ! Des gazelles !
Felice s’était éveillée. Du doigt, elle montrait la savane, sur leur gauche. La pente dorée apparaissait bizarrement plantée de grandes tiges noires et mouvantes. Anna-Maria prit conscience qu’elle voyait des milliers de cornes, que la colline sur toute son étendue était peuplée de corps mouvants à la toison roussâtre. Des gazelles innombrables qui broutaient l’herbe desséchée. Indifférentes au passage de la caravane, elles levaient parfois la tête et cela faisait comme autant de masques noirs et blancs surmontés de cornes en forme de lyre. Elles semblaient saluer au passage les amphicyons qui les ignoraient superbement.
— Est-ce que ce n’est pas magnifique ! s’écria Felice. Et là-bas ! Des petits chevaux !
Les hipparions étaient encore plus nombreux que les gazelles. Ils formaient d’immenses hordes sur plus d’un kilomètre carré de plateau.
La piste quittait pour un moment les hauteurs et, comme les cavaliers se rapprochaient de la vallée, la végétation se fit plus luxuriante et d’autres animaux apparurent, paissant paisiblement : des tragocerines pareilles à des chèvres, à la toison acajou, de grandes antilopes à la robe fauve striée de blanc. Dans un petit bouquet d’acacias, ils surprirent de gigantesques élans gris-brun aux cornes spiralées, hauts de plus de deux mètres au garrot.
— Toute cette viande sur pieds ! s’exclama Felice. Et seulement quelques gros chats, des chiens-ours et quelques hyènes comme ennemis naturels ! Un chasseur ne risque pas de mourir de faim, ici !
— Ce n’est pas le vrai problème, dit Anna-Maria d’un ton austère, tout en relevant sa jupe pour masser ses cuisses.
— Pauvre Anna… Bien sûr, je sais quel est le problème. Je m’en suis occupé. Regarde bien.
Sous le regard intrigué de la nonne, le chalicothère de Felice se rapprocha du sien jusqu’à ce que les flancs des deux bêtes se frôlent. Puis Felice s’écarta, sa monture maintenant un trot paisible à une bonne longueur de bras sur la gauche, nettement écartée de l’alignement rigide de la colonne. Après moins d’une minute, la bête revint en position, s’y maintint pendant quelques instants, puis, peu à peu, se laissa distancer d’un bon mètre. Anna-Maria comprit enfin ce qui se passait. A cet instant, un chien-ours fit entendre un grondement de méfiance et le chaliko de Felice reprit sa place.
— Mamma mia ! murmura Anna-Maria. Est-ce que les soldats peuvent savoir ce que tu fais ?
— Non, personne ne s’est aperçu, en tout cas que je peux annuler le contrôle. Ils n’ont pas de feedback, ils ne peuvent pas s’en rendre compte. L’ordre psychique a dû être préréglé pour toute la colonne au départ et les chalikos respectent l’intervalle de marche et la vitesse. Tu te souviens de ces perdrix qui ont dérangé les chalikos, hier soir ? Les gardes sont venus voir si l’alignement n’avait pas changé. Ils ne l’auraient pas fait s’ils avaient vraiment le contrôle.
Читать дальше