Vinrent alors les Tanu, ils étaient peut-être vingt ou trente, ils riaient et interpellaient Creyn dans leur langue étrange. Certains se regroupèrent autour des voyageurs et se mirent à discuter avec exubérance dans un Anglais Standard aux accents musicaux. Ils portaient des robes et des jupes de tissu fin aux couleurs vives ainsi que des bijoux baroques : larges colliers ciselés et incrustés de pierres, rubans de brocarts et de joyaux. Toutes les femmes avaient un cercle de joyaux dans les cheveux. Parmi les exotiques, il y avait quelques humains, vêtus de façon aussi voyante, mais leurs torques étaient d’argent. Bryan étudia avec curiosité ces exilés privilégiés. Ils semblaient socialement intégrés à la race dominante et tout aussi impatients que les Tanu de faire la connaissance des nouveaux prisonniers.
Seul de tout le groupe, Aiken semblait à son aise. Dans sa combinaison scintillante, pareille à du métal liquide, il circulait dans l’assistance, s’inclinant dans des parodies de révérence devant les grandes femmes Tanu qui riaient à gorge déployée en le voyant. A l’écart, Bryan observait la scène. Les nobles Tanu se montraient pleins de sollicitude, s’enquéraient du confort des prisonniers, plaisantaient à propos de l’incongruité de la situation, essayant visiblement de donner aux exilés l’impression qu’ils étaient les bienvenus et que l’on avait grand besoin d’eux. Il ne faisait aucun doute que les échanges mentaux étaient aussi denses que les bavardages et il se demanda quel genre de stimulant psychique pouvait agir à ce point au plus bas niveau de la conscience en voyant que le sombre Raimo et la languide Elizabeth étaient brusquement décontractés et se mêlaient à l’assemblée.
— Nous ne voudrions pas que vous restiez à l’écart, Bryan.
L’anthropologue se retourna et découvrit un grand mâle exotique. De taille élancée, il était vêtu d’une simple robe bleue et lui souriait. Son visage était harmonieux, avec des yeux un peu trop enfoncés, mais le pli de ses lèvres était le même que celui de Creyn. Bryan se demanda si cela pouvait être un signe d’âge avancé chez ces êtres à l’apparence inhumainement juvénile. Ce Tanu avait des cheveux d’un ivoire extrêmement pâle et portait une mince couronne faite d’une matière qui aurait pu être du verre bleu.
— Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue, reprit-il. Je me nomme Bormol, je suis votre hôte et, tout comme vous, j’étudie les cultures. Si vous saviez avec quelle impatience nous attendions la venue d’un chercheur expérimenté tel que vous ! Le dernier anthropologue est arrivé il y a près de trente ans et il était malheureusement d’une santé fragile. Nous avons le plus urgent besoin des déductions que vous pourrez faire ainsi que de vos idées. Nous avons tant à apprendre de l’interaction de nos deux races. Cette société de l’Exil peut se développer à notre mutuel avantage. La science de votre Milieu Galactique peut nous apporter des connaissances indispensables à notre survie. Mais venez : nous avons préparé des mets et des boissons pour vous et vos amis. Nous voudrions que vous partagiez avec nous vos premières impressions sur notre Pays Multicolore. Que vous nous communiquiez vos réactions initiales !
Bryan eut un rire sans joie.
— Vous me flattez, Seigneur Bormol. Mais je dois avouer que je suis dépassé. Je n’arrive pas à me retrouver dans votre monde. Remarquez que je viens à peine d’arriver. Excusez-moi, mais cette affreuse journée m’a tellement fatigué que je crois bien être sur le point de tomber.
— Pardonnez-moi. J’avais complètement oublié que vous ne portiez pas de torque. Le rafraîchissement mental dont vos compagnons ont bénéficié ne vous a été d’aucun secours. Si vous le souhaitez, nous pouvons —
— Non, je vous remercie !
Creyn s’approcha d’eux à cet instant avec un sourire ironique.
— Bryan préfère accomplir sa tâche sans le secours d’un torque, dit-il. En fait… c’est la condition même de sa coopération.
— Inutile de me contraindre, dit Bryan.
— Ne vous méprenez pas !
Bormol avait soudain l’air peiné. Il montra la foule bigarrée, les Tanu mêlés aux prisonniers dans une ambiance évidente de chaude camaraderie.
— Contraindre ? Mais quelqu’un contraint-il vos compagnons à quoi que ce soit ? Le torque n’est pas un symbole d’esclavage mais d’union.
Bryan sentit monter en lui une vague de colère et de lassitude amère. Mais sa voix resta calme.
— Je sais parfaitement que vos intentions sont bonnes. Mais nombreux sont les humains, et certains, dans notre monde du futur, diraient la plupart des membres normaux de l’humanité, qui préféreraient mourir plutôt que se soumettre à votre torque. Malgré tout le réconfort qu’il peut apporter. Et à présent, si vous voulez bien m’excuser… Je suis désolé de vous décevoir, mais je ne suis vraiment pas prêt à une conférence. En fait, j’aimerais bien aller me coucher.
Bormol inclina simplement la tête. Un serviteur humain apparut à cet instant avec le sac de Bryan.
— Nous nous reverrons dans la capitale. Mais, Bryan, j’espère que vous aurez modéré quelque peu votre opinion sévère à notre égard… Je vous présente Joe-Don. Il va vous conduire à votre chambre. Reposez-vous bien.
Creyn et Bormol prirent congé. La cour était à présent presque déserte.
— Par ici, Monsieur, dit Joe-Don sur le ton d’un maître d’hôtel. La chambre est prête. Mais quel dommage que vous manquiez la soirée.
Bryan le suivit au long de couloirs décorés en bleu, blanc et or. Il entrevit brièvement Stein, que l’on emportait sur une civière.
— S’il existe un docteur dans cette maison, dit Bryan, je crois qu’il devrait examiner cet homme. Le pauvre type a été durement touché, aussi bien physiquement que mentalement.
— Ne vous inquiétez pas, Monsieur. Dame Damone, la compagne de Bormol, a plus de connaissances en médecine que Creyn lui-même. Vous savez, nous accueillons beaucoup de malades ici, mais la plupart se remettent très bien. Les Tanu n’ont pas l’équipement de régénération que nous avons connu, mais ils se débrouillent plutôt bien pour remettre les gars sur pieds. Je dois dire qu’ils sont d’ailleurs assez fortiches et ils arrivent à guérir les blessures et la plupart des maladies rien qu’avec les torques. Dame Damone va faire une injection à votre copain et s’occuper de ses os esquintés. Il va être comme neuf demain. Il a du muscle, non ? Je suis sûr qu’ils le préparent pour le Grand Combat.
— Le Grand Combat, demanda tranquillement Bryan. Qu’est-ce que c’est donc ?
Joe-Don tiqua brièvement, puis sourit.
— Un événement. Un grand truc sportif qui doit avoir lieu dans deux mois à peu près, vers la fin d’octobre. C’est une tradition chez eux. Ils adorent toutes les traditions… Eh bien, nous sommes arrivés. C’est votre chambre, Monsieur…
Il ouvrit la porte. La chambre était plutôt vaste, avec de grands rideaux blancs qui encadraient une large fenêtre. Le lit était éclairé par un long chapelet de minuscules lanternes bleu saphir. Sur une table, un souper était prêt sous la clarté de lampes à huile plus conventionnelles.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, dit Joe-Don, vous n’avez qu’à tirer l’anneau près du lit et nous arriverons. Je suppose que vous n’avez pas besoin de compagnie pour la nuit ?… Non ?… Alors, faites de beaux rêves.
Il se retira et referma la porte derrière lui. Bryan ne prit même pas la peine d’essayer le verrou. Avec un soupir profond, il entreprit de déboutonner sa chemise. Il n’avait pas eu conscience du chemin parcouru, mais à présent, avec une certaine surprise, il comprenait qu’il se trouvait tout en haut de la résidence des Tanu. Par la fenêtre, il découvrait la plus grande partie de la cité et, très loin, la poterne. Roniah s’étendait sous lui, silencieuse, scintillante, pareille à une constellation du ciel ou à l’une de ces extravagantes décorations de Noël qu’il avait pu voir sur les mondes hispaniques.
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