Il eut une pensée tout à fait superficielle pour se demander comment ses compagnons se distrayaient dans cette fameuse soirée Tanu qui leur était donnée. Ils lui en parleraient sûrement demain. Il bâilla, plia sa chemise… et sentit à cet instant les feuilles de durofilm dans sa poche de poitrine. Il les sortit, les déploya et il vit son image, à elle, qui brillait doucement.
Oh, Mercy…
Est-ce qu’ils t’ont emmenée avec eux ? Est-ce que tu leur appartiens maintenant ? As-tu fait comme mes amis ?
Ce sourire triste, ces yeux avides couleur d’océan l’avaient enchaîné !
Jamais je ne t’ai entendu jouer de ta harpe, ni chanter, mais je l’imagine…
Belle qui tient ma vie
Captive dans tes yeux,
Qui m’a l’âme ravi
D’un sourire gracieux,
Viens tôt me secourir
Ou me faudra mourir.
Ta beauté et ta grâce
Et ton divin propos
Ont échauffé la glace
Qui me gelait les os.
Ils ont rempli mon cœur
D’une amoureuse ardeur.
Approche-toi ma belle
Approche-toi mon bien.
Ne me sois plus rebelle
Puisque mon cœur est tien.
Pour mon mal apaiser
Donne-moi un baiser.
Une note profonde le tira de sa rêverie et de son épuisement. C’était le gong, à la poterne de la cité. Le battant s’ouvrit en réponse, comme s’il obéissait aux premiers rayons du soleil levant.
— Seigneur ! s’exclama Bryan.
Immobile, comme paralysé, il regarda entrer la Chasse.
C’était comme un arc-en-ciel qui descendait la grande avenue qu’ils avaient suivi pour pénétrer dans la cité, quelques moments auparavant. Ces créatures éblouissantes et vibrantes, habillées de lumière, devinrent une procession magnifique de cavaliers Tanu qui entraient dans Roniah avec la frénésie joyeuse et folle d’une cohorte de Mardi Gras. Les exotiques comme leurs montures semblaient irradier un millier de couleurs qui puisaient sans cesse, d’un extrême à l’autre du spectre. La Chasse défila tout entière sous la poterne, s’engagea dans la ville, s’approcha et passa presque sous la fenêtre devant laquelle se tenait Bryan. Il vit alors que tous les chasseurs, hommes et femmes, portaient une armure bizarre, apparemment faite de verre et de joyaux, avec des pointes, des cabochons, des épines qui leur donnaient l’apparence de crustacés humanoïdes habillés de diamants. Les montures étaient pareillement accoutrées et leur front était orné de joyaux éclatants. La cohorte traînait derrière elle des écharpes évanescentes et colorées qui projetaient des étincelles.
Un hurlement triomphal s’éleva de la Chasse. Les hommes frappaient leurs boucliers incrustés de gemmes de leurs épées de verre tandis que certaines des femmes embouchaient d’étranges trompes, agitaient des cloches à têtes d’animaux et que d’autres chantaient à pleine voix. En fin de cortège, six cavaliers s’avançaient en uniforme rouge luminescent. Ils étaient à l’évidence les héros de la parade. Sur leurs lances tenues haut, ils ramenaient les trophées de la nuit.
Six têtes coupées.
Quatre d’entre elles étaient monstrueuses : une horreur dentue, noire et poisseuse, un reptile aux oreilles de chauve-souris avec, sur les joues, un bouquet de tentacules qui frémissaient encore, un oiseau de proie avec de grands andouillers dorés et un singe à la toison d’un blanc immaculé, avec des yeux immenses qui clignaient comme s’ils étaient vivants.
Les deux autres têtes étaient plus petites. Et Bryan put les voir tandis que la procession passait devant lui. C’étaient les têtes d’un homme ordinaire, plutôt petit, et d’une femme d’âge moyen.
C’est en retrouvant de manière inattendue cette souffrance ancienne qu’Anna-Maria comprit enfin.
Les chevilles enflées maintenues aux étriers, les muscles roidis de ses cuisses, les tiraillements incessants sur sa glande pinéal, les crampes dans les genoux et les coudes… oui, elle s’en souvenait parfaitement. C’était tout à fait comme vingt-six années auparavant.
Son père avait déclaré à toute la famille que descendre le Grand Canyon à dos de mule serait une aventure merveilleuse, un voyage à travers toute l’histoire de la planète, qu’ils allaient traverser toutes les couches successives de l’histoire et les savourer jusqu’à Multnomah, tout au bout de leur expédition. Et tout avait commencé très bien. Durant la descente vers le fond, Anna-Maria s’était régalée à palper les strates de roche colorée, de plus en plus anciennes. Tout en bas du Colorado, elle avait ramassé un fragment de schiste noir et brillant, un Vichnou vieux de deux milliards d’années, et l’avait observé avec l’émerveillement et le respect qui convenaient.
Mais ensuite, il avait bien fallu remonter. Et la souffrance avait commencé. C’était un voyage qui semblait ne jamais devoir finir. La douleur avait envahi ses jambes pour se transformer en spasmes tandis qu’elle luttait désespérément pour maintenir sa mule sur la piste. Ses parents avaient de l’expérience et ils savaient parfaitement comment guider leur monture sur la pente. Ses petits frères, avec leur dureté coutumière, leur tempérament d’acier, se contentaient de laisser faire leurs mules. Mais elle, avec sa conscience, sa sensibilité, savait quelle tâche atroce sa monture accomplissait. Et elle y avait participé inconsciemment. En approchant du terme de leur excursion, elle était harassée, elle pleurait, et tous avaient sympathisé : pauvre petite Anna-Maria ! Mais, bien sûr, il valait mieux continuer jusqu’au bout plutôt que de s’arrêter et de retarder tout le monde. Ensuite, ce serait fini, oublié. Papa lui avait dit qu’elle était une brave petite fille tandis que Maman la regardait avec un bon sourire plein de pitié. Ses frères ne s’étaient pas départis de leur air supérieur. Et lorsqu’ils avaient atteint le bord sud du canyon, Papa l’avait prise dans ses bras pour la conduire jusqu’à sa chambre et la mettre lui-même au lit. Elle avait dormi pendant dix-huit heures. Plus tard, ses frères s’étaient moqués d’elle parce qu’elle avait manqué l’excursion en œuf dans le Désert Peint et elle avait culpabilisé. C’est là que tout avait commencé.
Maman, Papa et les grands frères… ils étaient loin maintenant. Mais la grande fille continuait de porter son fardeau, même si ça faisait mal. C’était comme ça. Elle commençait enfin à comprendre pourquoi elle était venu là et tout le reste… La douleur et le souvenir des anciennes douleurs avaient réveillé sa mémoire. Pourtant, pour guérir, il suffisait de quelques pansements, d’une bonne infusion ! Seigneur Dieu, quelle idiote elle était !
Regarde-toi, se dit-elle. Tu es là, tu es bien là.
Elle comprenait. Mais il était trop tard.
Elle chevauchait son chaliko et le soleil du Pliocène se levait. A sa gauche, Felice s’était endormie en selle. Elle se souvint qu’elle lui avait dit que ces montures étaient pleines de douceur comparées aux verruls à demi-sauvages qu’elle avait domptés sur Acadie.
C’était l’aube qui se levait. La caravane était maintenant accompagnée par le chant des oiseaux.
Anna-Maria chercha dans ses souvenirs : avait-elle un chant à elle ? Un chant d’éveil et de louanges ? Les phrases de latin qu’elle avait apprises en dormant lui revinrent. Mercredi en été. Elle avait oublié ses Mâtines, et les Laudes convenaient sans doute mieux pour l’aube.
Tandis que le ciel, à l’orient, passait du gris rose au jaune, parsemé de traînées de cirrus pareils à des écharpes vermillon, elle chantonna :
Cor meum conturbatum est in me :
et formido mortis cecidit super me.
Timor et tremor venerunt super me :
et contexerunt me tenebrae.
Et dixit : Quis dabit mihi pennas sicut columbae,
et volabo, et requiescam !
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