— C’est tout ce que vous aviez, dit Felice avec gentillesse, et vous en aviez besoin. Vraiment besoin. Nous étions obligés de le faire. Vous êtes notre ami et il fallait vous venir en aide, c’est tout.
— Vous avez dû vous battre, là-bas, au château, s’empressa d’ajouter Claude. Je vous ai seulement lavé un peu. De même que vos vêtements. Ils sont accrochés à l’arrière de votre selle. Je pense qu’ils doivent être secs, à présent.
Richard eut un regard soupçonneux à l’adresse de Felice qui souriait avant de remercier le vieil homme. Mais quoi ? Une bagarre ? Il s’était battu, là-bas ? Et qui donc l’avait regardé de cet air méprisant, hautain ? Une femme aux yeux immenses dans lesquels il s’était noyé. Ce n’était certainement pas Felice…
— Si vous vous en sentez capable et si vous en avez la force, dit Anna-Maria, essayez de trouver l’Etoile polaire. Nous n’avons plus qu’une nuit à marcher vers le nord. Ensuite, nous bifurquerons, et nous voyagerons de jour. Richard, c’est tellement important…
— D’accord, d’accord… Mais je suppose que des vers de Terre comme vous ignorent la latitude de Lyon.
— A peu près quarante-cinq degrés nord, dit Claude. Ce qui doit correspondre en gros à la maison où je suis né, dans l’Oregon. Du moins si je me rappelle bien l’aspect du ciel pendant que nous séjournions à l’auberge. Quel dommage que Stein ne soit pas là. Il doit savoir, lui.
— Bon, à l’estimé, ça devrait aller, dit Richard.
Ils entendirent alors l’appel d’une trompe. Anna-Maria redressa la tête.
— On dirait que nous repartons, compagnons. Bonne chance, Richard.
— Mille mercis, ma bonne sœur. Si nous suivons le plan d’évasion de votre petite camarade, je pense que je vais en avoir besoin.
Ils traversaient la nuit, guidés par les brasiers, suivant la pente du plateau, la vallée sur leur droite et les feux de rubis lointains des volcans de Limagne à l’horizon du sud-ouest. Les constellations qu’ils voyaient dans le ciel leur étaient absolument étrangères. Pourtant, la plupart des étoiles étaient celles-là mêmes qu’ils avaient vu au XXII esiècle, dans d’autres dispositions. Et il y en avait tant d’autres qui brillaient dans la voûte stellaire du Pliocène et qui seraient éteintes avant l’âge du Milieu Galactique. D’autres aussi que les êtres du Milieu observeraient en leur temps et qui étaient encore en train de naître dans leurs obscures matrices de poussière stellaire.
Richard observait le ciel avec nonchalance. Il avait connu tant de constellations diverses. Avec un peu de temps et un point d’observation fixe, il repérerait facilement l’Etoile polaire de cette Terre, même à l’œil nu. Mais il était à cheval sur une grosse bête qui trottait, et là, ça devenait un peu plus ardu.
Voyons. Si le vieux gratteur de fossiles ne se trompait pas à propos de leur latitude, et si leur route allait bien droit au nord, en tenant compte de la configuration du pays, alors la Polaire devait se trouver juste à mi-distance entre l’horizon et le zénith, dans… oui.
Au fort, il avait ramassé deux brindilles dans la litière et il les avait ensuite attachées en croix avec un poil de son chaliko. Chaque brindille était longue comme deux fois la main et il espérait que son champ d’observation ne serait pas trop réduit.
Il changea de position sur sa selle afin de limiter au maximum le balancement et mémorisa les constellations qui devaient être proches du pôle. Puis il leva lentement son viseur improvisé à bout de bras et aligna l’axe vertical sur la piste, droit devant. Repère : les oreilles de son chaliko. Il centra sur une étoile qu’il avait choisie. Il nota soigneusement la position de cinq autres étoiles de première grandeur qui se trouvaient dans le viseur et se détendit. Dans trois heures, lorsque la rotation planétaire aurait changé la position de ces six étoiles, il ferait un nouveau relevé. Sa mémoire quasi-photographique lui donnerait l’écart angulaire et, avec un peu de chance, il trouverait le pivot céleste imaginaire autour duquel tournaient les étoiles. Le pôle. Il se pourrait ou non qu’il y ait une étoile correspondante que l’on puisse considérer comme la Polaire du Pliocène.
Avant l’aube, il pourrait alors faire un autre relevé pour vérifier la situation du pôle. Sinon, il devrait recommencer la nuit suivante avec un écart de temps suffisant pour la variation d’angle.
Il régla l’alarme de son chronomètre pour 0330 et se félicita de n’avoir pas obéi à l’impulsion qu’il avait eu de le jeter dans la roseraie de madame Guderian lorsqu’il avait quitté l’univers, par ce matin pluvieux qui semblait si lointain. Et qui ne datait que d’une vingtaine d’heures.
Bien que Creyn lui eût expliqué brièvement à quoi il devait s’attendre, Bryan fut presque subjugué en découvrant la cité de Roniah, au bord du fleuve. Après avoir suivi un sombre canyon taillé dans le grès et vaguement éclairé par les torches des gardes, la troupe émergea sur une butte qui dominait le confluent du Rhône et de la Saône et Bryan put contempler la ville, sur la berge orientale, un peu au sud de la presqu’île boisée qui séparait les deux cours d’eau.
Roniah avait été bâtie sur une éminence, à quelque distance de la berge. La base de la colline était entourée d’un rempart de terre que couronnait un épais mur fortifié. Sur toute la longueur, des feux brillaient, formant comme un collier de perles orangées. Tous les cent mètres environ se dressaient de hautes tours carrées. Entre les créneaux, d’autres torches brûlaient, ainsi qu’aux fenêtres et aux quatre angles. De petits lampions révélaient les moindres détails d’architecture de la gigantesque poterne qui ouvrait sur la cité. Bryan vit que l’avenue, longue de plus de cinq cents mètres, qui menait à la poterne, était bordée de colonnes surmontées de torches géantes. L’allée centrale était émaillée de dessins géométriques, pelouses bordées de luminaires ou parterres de fleurs.
D’où il se trouvait, Bryan pouvait embrasser du regard toute la cité. Elle était spacieuse et la plupart des maisons étaient basses, réparties sur des rues larges qui sinuaient dans l’agglomération. Minuit était passé et la plupart des fenêtres des demeures étaient obscures, mais, au bord de chaque toit, il y avait de minuscules points lumineux, de même que sur les balcons et les parapets. Près du fleuve se dressaient des constructions plus importantes, de hauteurs différentes, plus élancées que les autres, tout autant illuminées, mais baignées de couleurs qui ne rappelaient en rien l’orangé des luminaires à l’huile. Chaque façade de ces bâtiments, remarqua Bryan, était bleue, verte, ambre ou aigue-marine. Et de nombreuses fenêtres brillaient dans la nuit.
— On dirait une ville de conte de fées ! souffla Sukey. Avec toutes ces lumières qui brillent !
Creyn s’était approché. Il dit :
— Chaque habitant de Roniah doit contribuer à l’éclairage urbain. Généralement, c’est de l’huile d’olive que l’on brûle, car elle est extrêmement commune. Les bâtiments Tanu que vous voyez sont éclairés par des moyens plus sophistiqués, des lampes qui fonctionnent par l’accumulation des émanations métapsychiques.
Ils se remirent en route. La piste se transforma bientôt en une route pavée de granit qui s’élargit peu à peu comme ils approchaient de la grande avenue à colonnes. Bryan remarqua alors des structures de bambou disposées à intervalles réguliers, séparées par des buissons et des bouquets de palmiers. Creyn lui expliqua que c’était autant de stands destinés à accueillir chaque mois les artisans locaux aussi bien que les marchands venus avec les caravanes de toutes les régions pour proposer des produits de luxe. Une fois l’an, il y avait une grande foire et les visiteurs accouraient de toute l’Europe occidentale.
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