Richard voyait des flammes.
Elles venaient vers lui, ou bien il allait vers elles. Elles étaient d’un orange vif et dégageaient de la fumée et une odeur de résine, elles dansaient toujours plus haut dans l’obscurité. Il n’y avait pas le moindre souffle de vent.
Il vit alors que c’étaient des buissons entassés jusqu’à la hauteur d’une petite hutte qui brûlaient, en craquant et en sifflant mais sans produire d’étincelles. Parfois, le feu semblait s’approcher tout près de lui, le dépasser et disparaître derrière un bouquet d’arbres noirs qu’il n’avait pas discernés jusque-là et qui semblaient s’être approchés en rampant pour se dessiner clairement sur le fond des flammes.
De regarder ainsi derrière lui fit naître une douleur dans son cou. Il laissa sa tête retomber en avant. Devant lui, il y avait quelque chose de volumineux, avec de longs poils. Cela bougeait rythmiquement. Très étrange ! Lui aussi se balançait, fermement soutenu par une espèce de siège qui le maintenait droit. Ses jambes étaient tendues en avant, ses talons reposant sur quelque support qu’il ne distinguait pas, les pieds pris dans de larges bandes. Ses bras étaient posés sur ses genoux et il vit qu’il portait sa combinaison familière de navigateur spatial.
Bizarre astronef, songea-t-il. Jamais vu de console de contrôle poilue. Et le conditionnement doit être nase parce qu’il fait bien trente degrés, il y a de la poussière dans l’air et une odeur bizarre.
Des arbres ? Un feu ? Il regarda autour de lui et découvrit des étoiles. Non pas les points colorés de l’espace, mais de petites étincelles. Au loin, dans le noir, il distingua un autre point d’exclamation ardent.
— Richard ? Vous êtes réveillé ? Voulez-vous un peu d’eau ?
Incroyable ! Qui est-ce qui se trouve sur le siège de droite ?
Le vieux chasseur d’os ! J’aurais juré qu’il était trop gâteux pour se qualifier. Mais pas besoin de finesse pour voler sur le sol…
— Richard, si je vous passe la gourde, pourrez-vous la tenir ?
Des odeurs d’animaux, de végétation, d’épices, de cuir. Des crissements de harnais, des bruits de pas, de souffles, un appel au loin. Et toujours la voix du vieil homme, tout près.
— Non, je ne veux pas d’eau, dit Richard.
— Anna-Maria a dit que vous en auriez besoin en vous réveillant. Vous êtes déshydraté. Allez, fiston.
Dans l’ombre, il regarda plus attentivement le vieil homme. Claude était vaguement éclairé par les étoiles. Il chevauchait une énorme bête qui ressemblait à un cheval et trottait avec aisance. Satané bon sang ! Mais lui aussi en chevauchait une ! Les rênes étaient nouées sur le pommeau d’une selle, juste devant lui, sous la console poilue, non, la crinière de sa monture. Elle trottait comme celle de Claude, sans qu’il eût à la guider.
Il essaya de lever les pieds et s’aperçut alors que ses chevilles étaient attachées aux étriers. Et il ne portait plus ses grandes bottes de marin. Quelqu’un, de toute évidence, avait échangé son costume d’opéra pour la combinaison de navigateur avec les quatre galons sur les manches. Il se rappelait l’avoir fourrée tout au fond de son sac. En tout cas, il avait une gueule de bois absolument impériale.
— Claude ! grommela-t-il. Vous avez quelque chose de raide à boire ?
— Pas question, mon garçon. Pas avant que les effets de la drogue qu’Anna-Maria vous a injectée se soient dissipés. Allez. Buvez un peu d’eau.
Richard dut se pencher pour saisir la gourde et le ciel étoilé se mit à tourner vertigineusement. S’il n’avait pas été attaché à ses étriers, il aurait basculé.
— Jésus ! Claude, j’ai bien l’impression que quelqu’un m’a avalé et ruminé pendant des jours… Bon Dieu, où est-ce qu’on est ? Et sur quoi je suis ?
— Nous avons quitté le château il y a quatre heures environ. Nous faisons route vers le nord, en remontant le cours de la Saône. Pour autant que je puisse en juger, vous chevauchez un très beau spécimen de chalicotherium goldfussi, que les indigènes appellent un chaliko, et non pas un calicot. Ces bêtes doivent maintenir une bonne allure sur ce plateau, disons quinze, seize kilomètres à l’heure. Mais nous avons perdu du temps en traversant plusieurs ruisseaux pour contourner un étang. Donc, nous ne devons pas être à plus de trente kilomètres de Lyon. Du moins de l’endroit où sera Lyon.
Richard poussa un juron.
— Et nous allons où, nom de Dieu ?
— Nous nous rendons dans une métropole du Pliocène appelée Finah. D’après ce qu’ils ont bien voulu nous dire, elle se trouve au bord du proto-Rhin, à peu près à l’emplacement de Fribourg. Nous y serons dans six jours.
Richard but un peu d’eau et s’aperçut qu’il avait en fait très soif. Il ne se souvenait de rien, si ce n’est du sourire accueillant d’Epone à l’instant où il la suivait dans la chambre éblouissante, là-bas, au château.
Il essaya d’organiser ses pensées, mais il se retrouva perdu dans des bribes de rêves où son frère et sa sœur le faisaient presser parce que, semblait-il, il allait être en retard à l’école. Et il serait puni pour ça, il devrait errer pour toujours dans les limbes gris à la recherche d’une planète perdue sur laquelle Epone l’attendait.
— Qu’est-ce qui m’est arrivé ? demanda-t-il au bout d’un instant.
— Nous n’en sommes pas certains, dit Claude d’un ton rassurant. Mais vous savez en tout cas que nous avons rencontré des exotiques, au château ?
— Je me rappelle une très grande femme. Je crois qu’elle m’a fait quelque chose.
— J’ignore quoi, mais vous avez été sans connaissance durant quatre heures. Anna-Maria vous a à moitié réanimé pour que vous puissiez partir en même temps que nous. Nous avons pensé que vous auriez préféré ne pas rester en arrière.
— Seigneur, non !
Richard but encore deux gorgées d’eau, se laissa aller en arrière et contempla le ciel en silence durant un très long moment. Il y avait un sacré paquet d’étoiles, se dit-il, ainsi que des traces de clarté perlée et nuageuse près du zénith. La caravane s’engageait sur une longue pente à flanc de colline et il vit que lui et le vieil homme se trouvaient presque en queue. A présent que sa vision était presque redevenue normale, il discernait d’autres formes qui couraient sur les flancs de la colonne avec une allure maladroite.
— Qu’est-ce que c’est que ça, bon sang ?
— La horde des amphicyons. Il y a également cinq soldats pour nous garder, mais ils n’ont même pas à se donner cette peine. Deux d’entre eux ferment l’escorte, quant aux trois autres, ils sont en tête, avec la Grande Dame.
— Qui ça ?
— Epone elle-même. Elle vient de Finiah. Il semble que ces exotiques, qui se donnent le nom de Tanu, à propos, ont installé des colonies très dispersées, chacune avec son propre centre urbain et de nombreuses plantations alentour. J’ai dans l’idée que les humains doivent leur servir d’esclaves ou de serfs, à l’exception de certains privilégiés très exceptionnels. Il est évident que chaque cité Tanu collecte à son tour les nouveaux arrivants du Château de la Porte, moins les éléments spéciaux qui sont emmenés jusqu’à la capitale et les malchanceux qui sont tués en tentant de fuir.
— Je suppose que nous ne faisons pas partie des éléments spéciaux…
— Non, nous sommes le tout-venant… Anna-Maria et Felice sont ici, dans la caravane. Mais les quatre autres Verts ont été sélectionnés. Ils vont vers le sud. Ils ont tiré la bonne carte. On dirait bien que le Groupe Vert s’est distingué. Apparemment, il est rare d’avoir autant d’« éléments spéciaux ». Dans tout le contingent de la semaine, il n’y a eu que deux autres arrivants retenus pour la capitale.
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