La plupart des humains s’esclaffèrent, y compris les gardes.
— Est-ce qu’il existe des légendes similaires chez votre peuple, Creyn ? demanda l’anthropologue. Ou bien votre culture n’a-t-elle engendré aucun conte de fées ?
— Nous n’en avions pas besoin, répliqua le Tanu sur un ton de rebuffade.
Une idée bizarre s’imposa à Elizabeth. Elle tenta de tromper les défenses de Creyn avec une micro-sonde.
Ah, Elizabeth, surtout pas ! Assez de ces petits jeux mesquins pour savoir qui est le meilleur.
(Innocence incrédule sarcastique méprisante.)
Absurde. Je suis civilisé fatigué mais plein de bonne volonté envers vous et les vôtres et même vulnérable à l’extrême limite. Mais pas tous ceux de ma race. Attention Elizabeth. Ne refusez pas à la légère les Tanu. Souvenez-vous de l’histoire du puffin.
Le puffin ?
C’est une histoire d’enfant. Elle nous vient d’un éducateur humain qui a vécu avec nous et qui est mort depuis longtemps.
Un oiseau solitaire unique de son espèce mangeait des poissons et pleurait sur sa solitude. Les poissons lui offrirent leur amitié s’il cessait de les dévorer. Il accepta le marché et changea son manger. Car pour le puffin, les poissons étaient les seuls compagnons.
Comme les Tanu le sont pour moi ?
Affirmatif, Elizapuffin.
Elle éclata de rire et Bryan et les autres la regardèrent, surpris.
— On dirait que quelqu’un chuchotait derrière nos esprits, remarqua Aiken. Tu veux nous faire partager cette bonne plaisanterie, ma douce ?
— C’était sur moi qu’on plaisantait, Aiken, dit sèchement Elizabeth. (Elle se tourna vers Creyn.) Faisons une trêve. Pour l’instant.
L’exotique inclina la tête.
— Alors permettez-moi de changer de sujet. Nous approchons du fond de la vallée. Nous nous reposerons cette nuit dans la cité de Roniah. Demain, nous poursuivrons notre voyage mais de façon plus agréable, en bateau. Nous devrions arriver dans notre capitale, Muriah, dans moins de cinq jours, si les vents sont favorables.
— Des bateaux à voile sur un fleuve aussi impétueux que le Rhône ? demanda Bryan, stupéfait. A moins qu’il ne soit plus calme ici, au Pliocène.
— Vous en jugerez par vous-même, de toute façon. Cependant nos bateaux sont très différents de ceux que vous avez pu connaître. Les Tanu n’apprécient guère la navigation. Mais avec l’arrivée des humains, nous avons commencé à dessiner et à construire des embarcations sûres, pour le transport de passagers mais aussi pour acheminer les denrées essentielles depuis le nord, plus particulièrement de Finiah et de Goriah, dans la région que vous appelez la Bretagne, vers les territoires du sud dont le climat nous convient mieux.
— J’ai apporté un bateau à voile, dit Bryan. Est-ce que l’on m’autorisera à m’en servir ? J’aimerais visiter Finiah et Goriah.
— Comme vous le constaterez, remonter le courant n’est pas toujours possible. C’est pour cela que nos transports dépendent des caravanes, des chalikos et d’autres bêtes de somme plus grosses encore que nous appelons les hellades et qui ressemble à des girafes à col court. Mais il est certain qu’au cours de vos recherches, vous visiterez plusieurs de nos cités.
— Sans torque ? lança Raimo. Et vous lui feriez confiance ?
Creyn se mit à rire.
— Nous avons quelque chose qu’il désire.
Bryan tiqua mais il ne mordit pourtant pas à l’hameçon. Il se contenta de remarquer :
— Ces denrées qui vous sont essentielles… Je suppose qu’elles sont surtout alimentaires, n’est-ce pas ?
— Seulement en partie. Parce que, voyez-vous, le Pays Multicolore déborde littéralement de viande et de boissons.
— Alors, des minerais. L’or et l’argent. Le cuivre, l’étain… Et le fer.
— Non, pas le fer. Dans notre économie technologique plutôt simple, il nous est inutile. Les mondes Tanu ont toujours dépendu traditionnellement de certaines formes de verre incassable là où l’humanité faisait appel au fer. Et il est intéressant de noter que, ces dernières années, vous avez également eu recours à ces matériaux polyvalents.
— Ah, oui, le vitradur. Il me semble pourtant que vos soldats ont préféré le bronze pour leurs armures et leurs armes de combat.
Creyn eut un rire étouffé.
— Il nous a paru plus sage, au début de la Porte du Temps, de donner de telles restrictions à nos guerriers humains. Mais, lorsque cette période fut passée, les humains continuèrent à préférer le métal. Nous avons donc permis le développement d’une technologie du bronze pour autant qu’elle n’interfère pas avec nos besoins propres. Car nous sommes une race tolérante. Nous nous suffisions à nous-mêmes avant l’arrivée des premiers représentants de la race humaine et nous ne dépendons en aucune façon des humains pour les besognes d’esclavage…
Elizabeth émit une pensée intense : SI L’ON EXCEPTE LA REPRODUCTION.
— …étant donné que les travaux les plus pénibles, ceux de la mine, de l’agriculture ou de la maintenance, sont assurés par les ramas, hormis quelques lointains établissements isolés.
— Mais ces ramas, l’interrompit Aiken, comment se fait-il qu’aucun d’eux, là-bas au Château, n’accomplissent les basses besognes ?
— Psychiquement, ils sont plutôt fragiles, et ils ont besoin d’un minimum de tranquillité dans leur environnement pour travailler sans être trop surveillés. Au Château de la Porte, ils souffrent inévitablement d’une tension…
Raimo émit un grognement de dérision.
— Et comment contrôlez-vous ces créatures ? demanda Bryan.
Elles portent une version simplifiée du torque gris. Mais ne soyez pas trop impatient d’éclaircir toutes ces questions. Je vous en prie : attendez que nous soyons arrivés à Muriah.
Ils quittèrent la forêt touffue pour pénétrer dans une zone où les arbres étaient clairsemés, entre des blocs de rocher géants. A leur sommet, à la limite du ciel à nouveau étoilé, courait une bande de lumière colorée.
— C’est la cité ? demanda Sukey.
— Impossible, dit Raimo d’un ton dédaigneux. Cette chose bouge !
Ils mirent leurs chalikos à l’attache et regardèrent la bande lumineuse se transformer en un écheveau fluorescent qui se tordait à une vitesse folle entre les silhouettes des arbres. Il y avait de l’or, beaucoup d’or, mais aussi des taches de bleu incandescent, de vert, de rouge, et des étincelles mauves et furieuses.
— Ah ! fit Creyn. La Chasse. S’ils viennent par ici, vous aurez droit à un beau spectacle.
— Magnifique ! fit Sukey. On dirait un gigantesque ver-luisant, de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel !
— Les Tanu s’amusent ou quoi ? fit Bryan.
— Oh… (Il y avait tout le désappointement du monde dans le ton de Sukey.) Ils sont passés de l’autre côté des collines. Ils sont partis… Qu’est-ce donc que la chasse, Seigneur Creyn ?
Le visage de l’exotique était figé sous la clarté des étoiles.
— L’une des plus grandes traditions de notre peuple. Mais vous pourrez la voir, très souvent. Et vous découvrirez par vous-mêmes ce qu’elle est réellement.
— Si nous sommes assez malins pour ça, dit Aiken avec insolence, nous pourrons peut-être y participer, non ?
— Possible. Quoique cela ne soit guère du goût de tous les humains… ni de tous les Tanu, du reste. Mais… oui, je pense que la Chasse pourrait exercer un certain attrait sur votre tempérament sportif, Aiken Drum.
Et, durant un instant, Elizabeth perçut clairement l’émotion qui perçait dans le ton du guérisseur exotique : le dégoût, mêlé du sens du désespoir qu’apportait l’âge.
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