Leo fit signe à son équipe de le suivre vers l’écoutille du module-vestiaire.
Ainsi cet affrontement tant redouté aurait finalement lieu. Il avait imaginé une bonne douzaine de moyens de défense – soudeurs électroniques modifiés, mines explosives, etc. Mais tout son temps avait été englouti par le miroir vortex, de sorte que seuls les soudeurs électroniques pourraient être utilisés, et encore, pas à l’intérieur. Si bien qu’en cas d’abordage ils devraient se battre à mains nues… Au corps à corps, les quaddies auraient sans doute l’avantage, mais les armes bouleversaient l’équilibre. Tout dépendait de ce que Van Atta avait mijoté. Et Leo avait horreur de dépendre de Van Atta.
Van Atta éructa un dernier chapelet de jurons dans le com, puis coupa la communication d’un geste rageur. Il y avait longtemps qu’il avait épuisé son vocabulaire de circonstance, et lui-même commençait à se rendre compte qu’il se répétait. Tournant le dos à la comconsole, il promena son regard assassin dans la cabine de pilotage de la navette.
Le pilote et le copilote étaient à leur poste, devant le tableau de bord, et le D rYei – comment avait-elle réussi à se glisser parmi eux, celle-là ? – assise près de Bannerji, qui commandait l’expédition, lui-même installé devant la console d’armement.
— Est-ce que nous sommes à portée de tir ? demanda-t-il, agressif.
Bannerji vérifia ses données.
— Pas tout à fait.
— Je vous en prie, plaida Yei, laissez-moi leur parler une dernière fois…
— S’ils sont aussi écœurés que moi d’entendre votre voix, ils ne risquent pas de répondre, dit Van Atta. Vous avez passé des heures à leur parler. Et ils n’écoutent plus depuis belle lurette, Yei. Ah ! elle est belle, votre psychologie… Bravo !
Le sergent de la sécurité, Fors, qui voyageait à l’arrière avec vingt-six gardes de GalacTech, passa la tête dans la cabine.
— Que fait-on, capitaine ? On se met en tenue pour l’abordage ?
Bannerji interpella Van Atta :
— Monsieur Van Atta ?… Quel est le plan ? Ne devions-nous pas rayer de la liste tous les scénarios qui débutaient par leur capitulation ?
— Tout juste, Bannerji. Dès qu’on sera à portée de tir, tirez-leur dessus. Détruisez les câbles Necklin en premier, et ensuite les thrusters, si possible. Après, il ne restera plus qu’à percer le flan, à aborder et à faire un bon nettoyage.
Le sergent Fors se racla la gorge.
— Il y a bien un millier de ces mutants à bord, n’est-ce pas, monsieur Van Atta ? Nous pourrions peut-être oublier la phase de l’abordage et nous contenter de prendre le vaisseau en remorque ? Ne pensez-vous pas que nous sommes un peu… en sous-nombre, pour un abordage ?
— Allez vous plaindre à Chalopin, c’est elle qui n’a pas voulu recruter une force armée correcte. Mais il n’y a aucune raison d’avoir peur des quaddies ; la moitié sont des gosses de moins de douze ans. Allez-y franco, neutralisez tout ce qui bouge. Ne me dites pas que vous êtes incapable de venir à bout de gosses de cinq ans, sergent ?…
— Je ne sais pas, monsieur. Je n’ai jamais combattu des… enfants de cet âge.
Bannerji, dont les doigts tambourinaient sur la console, se tourna vers Yei.
— Cette fille, avec le bébé, celle que j’ai failli blesser ce jour-là, dans l’entrepôt… est-elle à bord, docteur Yei ?
— Claire ? Oui, bien sûr.
— Ah !…
Bannerji, évitant son regard trop appuyé, s’agita sur son siège.
— Espérons que vous saurez mieux viser cette fois, Bannerji, dit Van Atta.
Le capitaine fit apparaître une représentation schématique d’un superjumper sur son vid et se livra à quelques calculs.
— Vous vous rendez compte, dit-il, que l’action réelle générera des facteurs incontrôlés. Nous risquons, en l’occurrence, de faire quelques trous dans les modules habités en tentant d’atteindre les câbles Necklin.
— Tant pis, dit Van Atta.
Bannerji pinça les lèvres d’un air dubitatif.
— Écoutez, Bannerji… Les quaddies ont choisi le camp de la criminalité. Il n’y a donc aucune différence entre eux et des braqueurs de banque. Et puis, après tout, on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs…
Le D rYei se passa la main sur le visage.
— Doux Jésus ! marmonna-t-elle. J’étais sûre que vous finiriez par dire ça. J’aurais dû parier...
Van Atta prit la mouche.
— Si vous aviez fait votre boulot comme il faut, rétorqua-t-il, nous ne serions pas ici à casser des œufs, justement. On aurait pu au minimum les faire cuire dans leur coquille sur Rodeo. Comptez sur moi pour en informer la direction plus tard. Mais je ne veux plus discuter avec vous, de toute façon. À présent, j’ai carte blanche pour agir. Je suis entièrement couvert.
— À propos, vous ne m’avez toujours pas montré cette fameuse autorisation.
— Chalopin et Bannerji l’ont vue. Ça suffit. Une fois que je serai rentré auréolé du succès de cette expédition, autant vous dire que vous ne ferez plus longtemps partie du personnel de GalacTech, Yei.
Elle ne répondit pas, si ce n’est d’un mince sourire ironique. S’adossant au siège, elle croisa les bras en silence. Apparemment, il lui avait cloué le bec. Pas trop tôt, songea-t-il.
— Dites à vos gars de se mettre en tenue, Fors, ordonna-t-il.
Il y avait foule dans la salle de Nav & Com du D-620. Ti, couronné de son casque, menait la barque. Silver était aux com. Et Leo occupait le poste d’ingénieur en chef, du moins le supposait-il. À partir de là, l’ordre hiérarchique devenait plutôt flou.
Il avait le sentiment d’absorber toute l’angoisse de l’univers. À mesure que le vaisseau se rapprochait du point de non-retour, son corps manifestait son anxiété par toute une variété de petites misères – migraine, aigreurs d’estomac, crampes, sensation d’oppression…
— La navette de la sécurité a cessé de diffuser, annonça Silver.
— C’est pas un mal, dit Ti. Tu peux remonter le son, maintenant.
— À mon avis, c’est mauvais signe, dit Leo. S’ils ont cessé de parler, c’est qu’ils sont peut-être prêts à tirer.
Et il était trop tard : ils se trouvaient trop près du point de saut pour dépêcher à l’extérieur une armée de soudeurs laser.
Ti grimaça, désemparé. Il ferma les yeux. Le D-620 parut basculer.
— Nous sommes presque en position de saut.
Leo surveillait l’écran.
— Ils sont quasiment à portée de tir.
Quelques secondes après, il rectifia :
— Ils sont à portée de tir.
Une sorte de gargouillis étranglé s’échappa de la gorge de Ti.
— Mise à feu du champ Necklin…
— Doucement, s’écria Leo. Mon miroir vortex…
La main de Silver chercha celle de Leo. Il eut une soudaine envie de leur demander pardon à tous – à Silver, aux quaddies, à Dieu, à il ne savait qui encore. C’est moi qui vous ai entraînés dans cette histoire… Je regrette…
— Si tu veux, Silver, dit-il, accablé de remords, tous ces gosses… On peut encore se rendre.
— Jamais, dit-elle.
Elle pressa plus fort encore la main de Leo, et ses yeux bleus rencontrèrent les siens.
— Et je m’exprime au nom de tous, Leo. On y va.
Leo, les dents serrées, esquissa un hochement de tête. Les secondes s’égrenaient trop lentement ; son cœur battait la chamade. La navette grossissait à vue d’œil sur l’écran de contrôle.
— Pourquoi ne tirent-ils pas ? murmura Silver.
— Feu ! ordonna Van Atta.
La représentation schématique du D-620, sur le vid de Bannerji, s’aligna dans la ligne de tir. Les chiffres défilaient sur le côté de l’image. Du coin de l’œil, Van Atta remarqua que Yei n’était plus sur son siège. Elle se terrait sans doute dans les toilettes. Sortie de sa psychologie, on ne pouvait pas compter sur elle. La vraie vie l’effrayait.
Читать дальше