— C’est tout de même mieux de voyager comme ça qu’en passagers clandestins, tu ne trouves pas ? dit-il.
Elle sourit, lui pressa la main.
— Ça va être bizarre, sans GalacTech, remarqua-t-elle au bout d’un moment. Rien que nous, les quaddies… Je me demande à quoi ressemblera le monde d’Andy…
— Tout dépendra de nous, je suppose.
Il secoua la tête.
— La liberté… Hmm. C’est encore plus effrayant que des gravs armés. En tout cas, ce n’est pas comme ça que je l’imaginais.
Van Atta ne tint, bien entendu, aucun compte du conseil de Yei. Dormir ? Et puis quoi, encore ? Il retourna non pas chez lui, mais dans son bureau. Il y avait bien deux semaines qu’il n’y avait pas mis les pieds. Il était près de minuit, heure du spatioport Trois. Sa secrétaire était partie depuis longtemps. Tant mieux. Il serait plus à l’aise pour évacuer sa colère.
Au bout d’un quart d’heure passé à fulminer tout seul dans la pénombre, il décida de consulter son courrier électronique. Il avait négligé ses fonctions, depuis quelque temps, et bien sûr les récents événements l’avaient entièrement accaparé. Peut-être qu’un peu de paperasserie l’aiderait à dormir, après tout.
Des mémos caducs, des requêtes périmées, des rapports sans intérêt… Tiens, une note sur les baraquements des quaddies, remarqua-t-il avec un reniflement sarcastique. Ils étaient libres tout de suite, à quinze pour cent plus cher que prévu sur le budget. Encore faudrait-il qu’il puisse attraper des quaddies pour les y mettre. Suivaient des directives de la direction générale pour boucler l’Opération Cay, avec recommandations expresses et inopportunes pour la récupération des matériaux.
Van Atta, qui commençait à somnoler sur son siège, se réveilla soudain et revint en arrière sur son vid. Qu’est-ce qu’il racontait, ce mémo, exactement ?
Article : Cultures organiques postfœtales expérimentales. Quantité : 1 000. Destination : Crémation selon les mesures d’hygiène interplanétaires en vigueur.
Il vérifia l’origine du mémo. Non, celui-ci ne provenait pas du bureau d’Apmad, ainsi qu’il l’avait cru, mais du service de comptabilité générale et gestion des stocks. L’ordre avait été signé par un quelconque directeur, quelque part très loin de là, sur Terre, plusieurs semaines auparavant.
— Nom de Dieu ! murmura Van Atta. Je parie que ce type ne sait même pas ce qu’est un quaddie.
Il relut le premier paragraphe avec fébrilité.
Le directeur de l’opération veillera à y mettre un terme dans les plus brefs délais. Les membres du personnel se verront immédiatement confier d’autres postes. Si besoin, personnel et matériel vous seront expédiés pour vous acquitter de cette mission d’ici le 1.06.
Il le lut une troisième fois. Puis ses lèvres se retroussèrent en un sourire triomphant. Il glissa la précieuse disquette dans sa poche et sortit pour aller trouver Chalopin. Avec un peu de chance, il la sortirait du lit…
— Ce n’est pas encore terminé ? demanda la voix tendue de Ti dans le com.
— Juste une petite soudure, Ti, répondit Leo. Tony, vérifie une dernière fois l’alignement, s’il te plaît.
Tony fit passer le laser optique sur la rainure, puis s’écarta.
— À toi, Pramod.
Pramod s’avança pour souder le dernier crampon qui retiendrait le nouveau miroir vortex en place dans sa gaine.
— C’est bon, Leo, annonça-t-il.
— Très bien. Dégagez le matériel et apportez le miroir.
Les quaddies travaillaient vite. En quelques minutes, le miroir était installé et toutes les fixations contrôlées.
— Parfait, les enfants, dit Leo. Maintenant, reculez-vous et laissez Ti procéder au test de la fumée.
— Le quoi ? s’exclama Ti dans le com. Qu’est-ce que c’est que ça, encore ? Je croyais que vous vouliez que j’accélère de dix pour cent.
— C’est une vieille expression qui désigne l’ultime étape d’une opération d’ingénierie, expliqua Leo. En d’autres termes : « Mets la machine en marche et regarde si ça fume. »
— J’aurais dû deviner, ironisa Ti. Très scientifique, à ce que je vois.
— Il n’y a qu’à l’usage qu’on se rend compte de la qualité du boulot. Allez-y, maintenant, mais doucement, hein ? C’est délicat, ces petites-choses-là.
— Ça fait au moins vingt fois que vous le dites, Leo. Il est conforme, oui ou non ?
— Oui. Pour autant qu’on peut en juger, en tout cas. Mais la structure cristalline interne du titane…
— Eh bien ?
— On n’a pas pu la contrôler aussi bien qu’on l’aurait voulu, c’est évident. On n’est pas équipés pour ça.
— Leo, répondez-moi franchement, s’impatienta le pilote. Je ne tiens pas à envoyer un millier de personnes ad patres, à plus forte raison si j’en fais partie.
— Il est conforme, Ti. Simplement, ne le malmenez pas trop, c’est tout. Ne serait-ce que pour ménager ma tension.
Les quaddies rassemblèrent leur matériel et, avec Leo, se propulsèrent à une distance raisonnable de l’énorme bras du D-620. Ils se tenaient à environ une centaine de mètres au-dessus de l’Habitat. À près d’une heure du point de saut, le soleil de Rodeo était un peu plus vif qu’une étoile, mais bien moins que le fourneau nucléaire qui avait chauffé l’Habitat dans l’orbite de Rodeo.
Leo profita de ce point de vue exceptionnel pour contempler leur œuvre. Plus d’une centaine de modules avaient été assemblés, comme un énorme jeu de Lego, le long des axes du vaisseau, chacun, ou presque, ayant gardé sa fonction initiale. Et tant pis si l’agencement paraissait un peu désorganisé. L’ensemble évoquait à Leo ces antiques sondes spatiales du XXI esiècle, si lourdes et inesthétiques.
Par miracle, l’assemblage avait tenu le coup au cours des deux jours de constantes accélérations et décélérations. Deux jours qui avaient permis de remédier aux erreurs et de parer aux défaillances. Les jeunes quaddies s’étaient chargés de réparer les dégâts mineurs survenus ici et là. La Nutrition avait réussi à nourrir tout le monde, même si les menus étaient quelque peu décousus. Et grâce aux efforts louables du jeune surveillant de la maintenance et de son équipe, ils n’eurent bientôt plus à s’arrêter en route pour éviter que la plomberie ne les lâche. Pendant un temps, Leo avait redouté que ces escales forcées ne finissent par les perdre, même s’il saisissait chaque occasion de mettre une touche finale à leur miroir vortex.
— Vous voyez de la fumée ? demanda Ti.
— Non.
— Alors, c’est bon. Vous feriez mieux de rentrer, tous. Et dès que vous aurez tout bouclé, Leo, venez donc me voir en Nav & Com.
Quelque chose, dans le ton du pilote, glaça le sang de Leo.
— Pourquoi ? Que se passe-t-il ?
— On a de la visite… Une navette de la sécurité de Rodeo. Notre vieux copain Van Atta est à bord, et il nous ordonne de nous rendre.
— Vous ne répondez pas, je suppose ?
— Non. Silence total. Mais ça ne m’empêche pas d’écouter. On bavarde beaucoup, à la station de saut – mais ça ne m’inquiète pas autant que ce qui nous colle aux basques. Je… euh, j’ai l’impression que Van Atta encaisse plutôt mal l’humiliation.
— Il est à cran, n’est-ce pas ?
— Ce n’est rien de le dire. Ces navettes sont armées, vous savez. Et ce n’est pas parce que leurs lasers sont considérés comme de l’artillerie légère qu’ils ne peuvent pas nous faire de mal. J’aimerais autant qu’on soit dans le couloir avant qu’ils nous prennent pour cible.
— Je vois…
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