— Bon sang… on les tenait, avec Tony ! Pourquoi est-ce que vous n’avez pas foncé pour attaquer l’Habitat ?
— J’avais huit hommes prêts à partir, dit sèchement Chalopin, après que vous m’avez garanti la coopération de ces quaddies. Nous n’avons cependant obtenu aucune confirmation de cette coopération en provenance de l’Habitat. Ils ont continué à observer le silence le plus strict. Nous avons ensuite repéré l’atterrissage de notre navette ; aussi avons-nous réparti nos forces pour la récupérer. D’abord une voiture, puis, ainsi que vous l’avez exigé vous-même en glapissant il n’y a même pas deux heures, un jetcopter.
— Eh bien, réunissez-les, maintenant, et envoyez-les là-haut !
— Vous semblez oublier que vous avez laissé trois de ces hommes en rade sur le lac, rétorqua le capitaine Bannerji. Le sergent Fors vient de nous contacter ; d’après lui, ils reviennent dans la Land Rover abandonnée par le D rMinchenko. Il faudra bien encore une heure avant qu’ils arrivent. D’autre part, ainsi que le D rYei vous l’a fait remarquer à plusieurs reprises, nous n’avons toujours pas reçu l’autorisation de prendre des mesures radicales, quelles qu’elles soient.
— C’est un cas de force majeure ! protesta Van Atta. C’est un vol à grande échelle, et si on n’agit pas tout de suite, ils vont s’en tirer ! En plus, il ne faut pas perdre de vue qu’ils ont déjà failli tuer un de nos employés…
— J’y pense, monsieur Van Atta, j’y pense… marmonna Bannerji.
— Mais étant donné que nous avons demandé l’autorisation d’utiliser la force à la direction générale, intervint Yei, nous sommes désormais contraints d’attendre leur réponse. Ils peuvent très bien s’y opposer.
Les petits yeux plissés de Van Atta se tournèrent vers elle.
— On n’aurait jamais dû s’adresser à eux. Vous nous avez manipulés pour qu’on le fasse, Yei. Ils auraient été ravis qu’on les mette devant le fait accompli, j’en suis sûr. Mais maintenant, à cause de vous…
Il secoua la tête, exaspéré.
— En tout cas, ce n’est pas compliqué… Du personnel, il y en a à revendre. Celui de l’Habitat peut très bien être réquisitionné pour seconder vos hommes.
— Ils sont éparpillés un peu partout sur Rodeo, à présent, objecta le D rYei. Vous pensez bien qu’ils ne sont pas restés ici.
Un bip retentit sur la console de Chalopin. Le visage d’un tech apparut à l’écran.
— Administratrice Chalopin ? Ici le centre de com. Vous nous avez demandé de vous avertir de tout changement concernant la situation de l’Habitat ou du D-620.
— En effet. Et alors ?
— Alors, ils semblent être sur le point de quitter l’orbite.
— Envoyez l’image, ordonna-t-elle.
La vue de l’Habitat, transmise par satellite, succéda au visage du tech. Les deux propulseurs habituels du D-620 avaient été renforcés par quatre des énormes thrusters que les quaddies utilisaient pour véhiculer les chargements des cargos. Sous le regard horrifié de Van Atta, les moteurs se mirent en marche et le monstrueux engin commença à bouger.
Le D rYei, les mains serrées sur sa poitrine, avait les yeux humides. Van Atta avait lui aussi envie de pleurer, mais de rage.
— Vous voyez… dit-il, la voix enrouée de fureur. Vous voyez à quoi ça aboutit, vos interminables tergiversations ? Ils s’en vont !
— Oh ! pas encore, objecta le D rYei. Ils n’atteindront pas le couloir avant deux jours au moins. Il n’y a aucune raison de s’énerver.
Adressant un clin d’œil à Van Atta, elle poursuivit de sa voix hypnotique :
— Vous êtes extrêmement fatigué, bien sûr, comme nous tous. Et chacun sait que la fatigue est source d’erreurs de jugement. Vous devriez vous reposer… dormir un peu… Vous y verriez bien plus clair, après…
Il serra les poings. S’il ne se retenait pas, il l’étranglerait volontiers, là, ne serait-ce que pour effacer son petit sourire suffisant. Chalopin et cet imbécile de Bannerji approuvaient tous les deux en hochant la tête. Un cri de rage gargouilla dans la gorge de Van Atta.
— Chaque minute passée à rester les bras croisés ne fera qu’augmenter les risques de les perdre définitivement !…
Ils le considéraient tous avec ce même regard mi-condescendant, mi-narquois. D’accord. Il n’avait pas besoin de dessin. Tous ligués contre lui, complices dans la non-coopération. Il lança un regard meurtrier à Yei. Mais il avait les mains liées. Compte tenu des manipulations, il ne pouvait agir sans l’autorisation des autorités.
Près de s’étouffer de rage, il pivota sur ses talons et sortit.
Claire, confortablement installée dans son sac de couchage, se réveilla mais resta un instant les yeux fermés. Malgré ces quelques heures de sommeil, elle sentait encore la fatigue s’attarder dans les bras et la nuque. Andy ne bougeait toujours pas. Tant mieux. Un petit répit avant le changement de couche. D’ici dix minutes, elle le réveillerait et ils se livreraient à un échange de bons procédés – il soulagerait sa poitrine gonflée de lait, et le lait soulagerait sa faim. Les mères avaient besoin de leur bébé, songea-t-elle, à demi assoupie, tout autant que les bébés avaient besoin de leur mère. Deux individus partageant le même système biologique… de même que les quaddies partageaient le système technologique de l’Habitat, chacun dépendant de tous les autres…
Dépendant de son travail, en l’occurrence. Que devait-elle faire, aujourd’hui ? Les boîtes de germination, les végétubes… Non, elle ne pourrait pas manipuler les tubes aujourd’hui, avec l’accélération…
Elle ouvrit soudain les yeux. Et un sourire illumina son visage.
— Tony ! s’exclama-t-elle. Mais… depuis combien de temps es-tu ici ?
— Ça fait bien un quart d’heure que je t’observe. Tu es très jolie, quand tu dors. Je peux entrer ?
Elle demeura un instant interdite, submergée par la joie. Il portait son T-shirt et son short rouges habituels. Elle le trouva plus beau que jamais.
— De toute façon, il faut que je m’attache. L’accélération va bientôt commencer.
— Déjà ?
Elle se poussa pour lui faire une place dans le sac où ils s’étreignirent très fort. Anxieusement, elle effleura son ventre encore bandé.
— Ça va ? demanda-t-elle avec inquiétude.
— Maintenant, oui, soupira-t-il en souriant. Mais dans mon lit, à l’hôpital… À vrai dire, je ne m’attendais pas qu’on vienne me chercher. Vous avez pris un risque énorme… je ne pense pas que ça valait la peine de tout gâcher pour une seule personne…
— Tout le monde était bien conscient de ce risque, tu sais. On en a discuté longuement. Mais on ne pouvait pas t’abandonner, impossible. Nous, les quaddies, nous devons rester ensemble.
Désormais tout a fait réveillée, elle ne pouvait s’empêcher de faire courir ses mains sur son corps, dans ses cheveux, sur son visage, comme pour s’assurer de sa réalité physique.
— Selon Leo, renoncer à toi nous aurait diminués, et pas seulement sur le plan génétique. Désormais, nous sommes un peuple, un ensemble synergique.
Une étrange vibration se répercuta à travers les murs du module. Elle se tourna pour sortir Andy de son petit sac et le prendre contre elle. Andy pleurnicha dans son sommeil, puis se rendormit. Claire sentit ses épaules se plaquer contre la paroi.
— Nous partons, murmura-t-elle. Il démarre…
— Je voulais tellement être avec toi à cette seconde…
Serrés l’un contre l’autre, main dans la main, ils s’abandonnèrent au bonheur de l’instant. Quelque chose tomba dans un placard. Claire l’ignora ; elle aurait tout le temps d’y jeter un coup d’œil plus tard.
Читать дальше