Le sourire de Leo était carnassier.
— Limpide.
Il se retira à reculons, sans quitter Van Atta des yeux.
Le D rYei n’était d’ordinaire pas facile à trouver. Elle avait pour habitude de circuler parmi les quaddies, d’observer leur comportement, de prendre des notes, de distribuer ses conseils. Cette fois-ci, cependant, Leo n’eut pas à la chercher. Elle se trouvait tout simplement dans son bureau, assise devant sa table encombrée de papiers.
— Vous avez entendu parler de…
Son attitude abattue répondit pour elle avant même qu’il ait terminé de poser sa question.
— Oui, dit-elle d’un ton las, en relevant les yeux vers lui. Bruce vient de me demander d’organiser l’évacuation de tout le personnel. Il a ajouté qu’en sa qualité d’ingénieur il s’occuperait du démantèlement des locaux et de la récupération du matériel. Dès qu’il n’aura plus ces macaques dans les jambes, comme il dit. Pardon… ces saletés de macaques.
Leo secoua la tête, accablé.
— Vous allez le faire ?
Elle haussa les épaules.
— Que voulez-vous que je fasse d’autre ? Que je démissionne ? Ça ne changerait rien. Cette affaire ne serait pas réglée moins brutalement pour autant, au contraire.
— Je ne vois pas comment.
— Ah non ? Non, bien sûr. Vous n’avez jamais réalisé à quel point la situation légale des quaddies est précaire. Moi, si. Un seul faux pas et… c’est la chute dans le vide. Je savais qu’Apmad serait à manier avec la plus grande prudence. Mais j’ai été dépassée par les événements. Enfin… je suppose que cette histoire de gravité artificielle aurait de toute façon réduit tous nos espoirs à néant. On a de la chance, beaucoup de chance, qu’elle n’ait pas ordonné l’extermination des quaddies.
Elle marqua une pause, soupira.
— Pour comprendre, il faut savoir que, dans sa jeunesse, elle a été obligée d’avorter quatre ou cinq fois en raison de malformations du fœtus. C’était la loi sur sa planète. Elle a fini par divorcer et accepter un emploi chez GalacTech où elle a gravi les échelons. Elle est très sensible et ne supporte pas les manipulations génétiques. Je le savais… mais j’ai tout gâché quand même… Elle a le pouvoir de condamner les quaddies à mort. Vous saisissez ? Si jamais elle entend parler d’un problème quelconque, sa paranoïa prendra le dessus. Et alors…
Fermant les yeux, elle se massa les tempes et le front du bout des doigts.
— Elle peut donner des ordres… mais qui vous oblige à les exécuter ? dit Leo. Le sort des quaddies ne vous laisse pas indifférente, il me semble. Alors il faut que nous fassions quelque chose.
— Mais quoi ?
Elle ouvrit les mains.
— Quoi, Leo ? Dans le meilleur des cas, je pourrais adopter un ou deux petits et les emmener avec moi, clandestinement, à la rigueur… Mais après ? Quelle vie auraient-ils ? Ils seraient traités comme des infirmes, des mutants… Et une fois adultes ? Et puis les autres, tous les autres ? Il y en a mille, Leo !
— Et si Apmad ordonne qu’on les tue tous… quelle excuse invoquerez-vous pour ne rien avoir tenté ?
— Oh ! allez-vous-en… gémit-elle. Vous ne comprenez rien à la complexité de la situation. Rien du tout. Que peut faire une personne seule ? J’avais une vie à moi, avant que ce job ne m’accapare totalement. J’ai donné six ans de mon existence pour ce travail. Je suis vidée – littéralement vidée. Une fois que j’aurai quitté ce trou, je ne veux plus jamais entendre prononcer le mot de quaddie devant moi. Ce ne sont pas mes enfants. Je n’ai pas eu le temps d’avoir des enfants.
Elle se frotta les yeux d’un geste rageur et renifla – des larmes ? Leo n’était pas sûr. Et il s’en moquait.
— Ils ne sont les enfants de personne. C’est le problème. Ils sont comme des… des orphelins génétiques, si on veut.
— Si vous n’avez rien de plus constructif à dire, je vous en prie, allez-vous-en, répéta-t-elle.
De la main, elle indiqua les feuillets entassés devant elle.
— J’ai du travail.
Leo sortit, tremblant de la tête aux pieds.
Il flottait dans les corridors en direction de sa cabine, se donnant le temps de se calmer. Qu’avait-il attendu de Yei, au juste ? Qu’elle le soulage de sa responsabilité ? Il avait peut-être espéré pouvoir déposer sa conscience sur son bureau, à la manière de Bruce, en la chargeant de s’en occuper… ?
Et pourtant… Pourtant… La solution était là, quelque part. Il la sentait, forme diffuse mais presque palpable, comme une crispation dans le ventre, de plus en plus intense, de plus en plus insoutenable. Il lui était déjà arrivé de régler des problèmes techniques qui se présentaient de la même façon – comme un mur infranchissable. Il ignorait d’où venaient les solutions qui finissaient par lui permettre de le franchir, ce mur. Il savait seulement qu’il ne s’agissait pas d’un processus conscient.
Dans l’immédiat, incapable de résoudre son problème, il ne pouvait non plus s’en détourner ; sans cesse, il revenait à la charge. Pour frapper, pour chercher une lézarde… comme une mouche se cognant aveuglément contre une vitre.
— Elle est là, murmura-t-il en se touchant le front. La solution est là. Je la sens… Mais je ne la vois pas…
Une chose était certaine : il fallait que les quaddies quittent l’espace local de Rodeo. Cette fichue législation ne leur laissait aucun avenir ici. Comment pouvait-il les y aider ? En piratant un navire de saut ? Mais ceux destinés au personnel ne contenaient pas plus de trois cents places. Et puis de quelle manière ? Avec quoi ? Un neutraliseur ? Un revolver ? Il n’avait jamais eu que des tournevis dans les poches. De toute façon, ce n’était pas un, mais trois vaisseaux qu’il lui faudrait pirater. Si ce n’était pas quatre.
Quant à la destination… Orient IV ne voudrait sûrement pas des quaddies. Personne ne voudrait d’eux, en fait. À quoi ressemblerait leur avenir, même s’il les libérait du joug de GalacTech ? À celui de gosses abandonnés, tantôt exploités, tantôt maltraités, à jamais dépendants de l’homme. Il eut soudain l’image de Silver sous les yeux… avec son physique, il n’imaginait que trop bien à quel genre d’exploitation elle serait condamnée.
Non ! Non, il ne pouvait pas croire qu’il n’existait pas un endroit pour eux, rien que pour eux. L’univers était si grand. Ils trouveraient un coin à des années-lumière de tous les pièges de cette prétendue civilisation.
Et tout à coup, il eut LA vision. Il ne la perçut pas comme un enchaînement logique de mots, mais comme une image aveuglante. Holistique.
Un système stellaire avec une étoile de type M, G ou K, calme et régulière, diffusant une énergie prête à être captée. Autour d’elle, un gaz jovien avec un anneau de glace et de méthane pour l’eau, l’oxygène, l’azote, l’hydrogène. Et, surtout… une ceinture d’astéroïdes.
Et tout aussi essentiel : pas de planète semblable à la Terre en orbite dans le secteur. Pas question d’attirer la concurrence. Pas de couloir d’importance stratégique pour d’éventuels conquistadors non plus. L’humanité, obsédée par sa quête de nouveaux mondes, avait traversé des centaines de systèmes de ce type. Les cartes en étaient constellées.
Une société de quaddies, régie par des quaddies, pour les quaddies. Il les imaginait, enfouis dans les rochers pour se protéger des radiations et préserver leur air, rare et précieux. Bondissant de rocher en rocher pour forer et puiser. Pour construire. Avec des minéraux partout, plus qu’ils n’en pourraient jamais utiliser. Et de grandes fermes hydroponiques pour Silver. Un nouveau monde à bâtir.
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