« Mais d’ici quelque temps – dans deux ou trois mois, pas plus – des quaddies quitteront Rodeo pour effectuer leur premier vrai travail. Pour ça, ils traverseront d’autres juridictions planétaires ; ils s’y installeront. Des gouvernements puissants contre lesquels même GalacTech ne pourrait pas se battre. Je suis sûr que si je choisis la bonne planète, disons la Terre, par exemple… c’est ce qu’il y aurait de mieux, et j’en suis originaire, en plus… je pourrai intenter une action en justice en vue de votre reconnaissance comme personnes à part entière devant la loi. Sans doute au prix de mon job, et d’un endettement jusqu’au cou, mais c’est tout à fait envisageable. Et ainsi, vous serez enfin affranchis de GalacTech.
— L’attente sera si longue… soupira Claire.
— Non, le temps va jouer pour nous, au contraire. Les petits grandissent un peu plus chaque jour. Quand interviendra le jugement, vous serez prêts. Vous vivrez en communauté, vous louerez vos services à droite, à gauche… Même à GalacTech, pourquoi pas ? Du moment que vous êtes des citoyens et des employés comme les autres, avec toutes les protections légales… Vous pourrez peut-être même adhérer au Syndicat de l’Espace, encore que ça crée des obligations qui… oui, enfin, je ne sais pas. Il faudra voir. En tout cas, tu dois t’accrocher, Claire. Promis ?
Silver, qui semblait avoir retenu son souffle, l’exhala dès le consentement de Claire. Elle l’entraîna vers la pharmacie fixée au mur et lui nettoya mains et visage à l’aide d’un antiseptique avant d’appliquer des pansements sur ses plaies.
— Là… c’est mieux, déjà…
Entre-temps, Leo avait remonté le système de verrouillage.
— Ça va, maintenant ? demanda-t-il en les rejoignant.
Il se tourna vers Silver.
— Elle va tenir le choc ?
Les yeux de Silver lançaient des éclairs.
— Comme nous tous, j’espère. Leo, ce n’est pas juste ! explosa-t-elle. C’est mon univers, ici, mais je commence à m’y sentir comme dans une bouteille d’oxygène surpressurisée. Tous les quaddies sont bouleversés par ce qui arrive à Claire et à Tony. Il ne s’était rien passé d’aussi grave depuis la mort de Jamie dans un affreux accident. Mais là, il ne s’agit pas d’un accident. C’est fait exprès ! S’ils ont fait ça à Tony, à qui on ne peut rien reprocher, alors que nous réservent-ils, à nous ? Que va-t-il se passer ?
— Je l’ignore, répondit sombrement Leo. Mais, en revanche, je suis sûr que la petite vie tranquille, c’est fini.
— Mais qu’allons-nous faire ? Que peut- on faire ?
— D’abord, ne pas paniquer. Et surtout ne pas désespérer.
Les portes au bout de la serre s’ouvrirent ; la voix de la surveillante retentit dans le module silencieux :
— Les filles, vous êtes là ? On vient enfin de recevoir la livraison des graines… Vous avez bien préparé le végétube, comme prévu ?
Leo sursauta, mais se tourna une dernière fois vers les deux quaddies pour leur prendre la main avec détermination.
— Ne perdez surtout pas courage. Je sais que ça ne sera pas toujours facile, pour personne, mais plus nous serons nombreux à y croire, plus nous aurons des chances de réussir. Alors gardez le moral, d’accord ? Je vous tiendrai au courant…
Le ventre de Silver se crispa, alors qu’elle observait Claire dont le visage trahissait encore la crise qu’elle venait de traverser. Claire renifla et se détourna en hâte pour faire mine d’être occupée devant un végétube, n’offrant que son dos à la surveillante. Silver soupira, soulagée. Pour l’instant, c’était gagné.
Toutefois, quelque chose de plus fort étouffa peu à peu son angoisse. Une émotion qu’elle n’avait encore jamais éprouvée.
Comment osent-ils lui faire ça ? Nous faire ça ? Ils n’ont aucun droit, aucun !…
La colère lui fit tourner la tête, mais c’était encore préférable à cette peur qui lui rongeait le ventre. Elle en ressentait presque une certaine jubilation. Une expression déterminée se peignit sur son visage qu’à son tour elle dissimula à la surveillante.
La petite serveuse du réfectoire, une quaddie d’environ treize ans, tendit son plateau à Leo avec un air morose inhabituel. Quand il la remercia d’un sourire, celui qu’il reçut en réponse fut bref et mécanique. Leo se demanda sous quelle version déformée l’aventure de Tony et de Claire était parvenue à ses oreilles. Encore que la version réelle était déjà assez pénible sans qu’il fût besoin d’en rajouter. L’Habitat tout entier semblait plongé dans une atmosphère de total désarroi.
Les problèmes des quaddies commençaient vraiment à lui peser. Après s’être écarté de ses étudiants, il dériva vers le fond du module où il fixa son plateau en face d’une personne à deux jambes. Lorsqu’il s’aperçut que le bipède n’était autre que le capitaine Durrance, il était trop tard pour battre en retraite.
L’accueil de Durrance, toutefois, n’avait rien d’hostile. De toute évidence, il ne le tenait pas, à l’instar de certains autres, pour responsable des mésaventures de Tony. Leo glissa ses pieds dans les fixations et répondit d’un bref salut au hochement de tête du capitaine avant d’avaler une gorgée de café.
Durrance semblait même d’humeur à bavarder.
— Vous allez bientôt prendre votre congé ? demanda-t-il.
— Ça ne devrait pas tarder, oui. D’ici une semaine, en fait. Il en fut surpris. Le temps filait à une vitesse…
— Comment c’est, Rodeo ?
— Sinistre, répondit Durrance en enfournant une bouchée de pudding aux légumes.
— Ah !
Leo regarda autour d’eux.
— Ti n’est pas avec vous ?
Reniflement ironique.
— Ça ne risque pas. Il est en gravispace, sur la touche. Et ce n’est pas moi qui irai le plaindre. J’ai eu droit à un blâme à cause de ce foutu têtard. Si ç’avait été son premier faux pas, il aurait peut-être évité d’être fichu à la porte, mais là, je ne crois pas qu’il y échappera. Votre Van Atta le poursuivra tant que son scalp ne sera pas accroché à la porte de son bureau.
— Ce n’est pas mon Van Atta, objecta Leo, tendu.
Un sourire étira le coin des lèvres de Durrance.
— Van Atta. Hmm… Le bruit court qu’il n’en aurait plus pour longtemps non plus à se pavaner dans les corridors. Et comme il n’y a jamais de fumée sans feu…
— Ah oui ? dit Leo, intéressé.
— Je discutais hier avec le pilote qui amène le personnel d’Orient IV toutes les semaines. Et vous savez ce qu’il m’a dit ? Tenez-vous bien… Les Betans auraient inventé une machine qui produirait des champs de gravitation artificielle. On pourrait, paraît-il, la voir à l’ambassade betane, sur Rodeo.
— Quoi ? Mais comment…
— Ils l’ont passée en douce, c’est évident. Tant qu’ils n’auront pas fait un malheur sur le marché et récupéré leurs billes, vous pensez bien qu’ils vont le couver, leur engin. Ça fait déjà deux ans que leurs militaires le gardent sous cloche. Comme ça, ils ont une sacrée longueur d’avance sur les concurrents. GalacTech et tous les autres vont devoir galoper pour rester dans la course. En attendant, les autres projets du service de recherche de la compagnie vont devoir se serrer la ceinture pendant les deux ans à venir, vous allez voir.
— Mon Dieu…
Leo se tourna vers le fond du réfectoire, où déjeunaient une bonne trentaine de quaddies. Mon Dieu…
Durrance se gratta pensivement le menton.
— Si c’est vrai, vous vous rendez compte de l’influence que ça va avoir sur l’industrie du transport spatial ? Selon le pilote, les Betans ont amené ce foutu engin ici en deux mois – de la Colonie de Beta ! –, en boostant à 15 G. Il n’y aura plus de limites à l’accélération, maintenant, à part le prix du carburant. Ça ne touchera sans doute pas le trafic des cargos, mais ce sera en revanche la révolution dans les transports commerciaux et militaires aussi, où on ne regarde pas à la dépense pour le carburant – et ça, ça va faire bouger la politique interplanétaire… On est en plein bouleversement, croyez-moi.
Читать дальше