Van Atta, triomphant, adressa un sourire mielleux à Leo.
— Pour revenir à notre affaire, dit-il, j’ai déjà demandé que le capitaine Bannerji soit mis à pied pour son manque de discernement et pour port d’arme illégale… Je suggère aussi que le coût de l’hospitalisation de TY-776-424-XG soit pris en charge par son service.
Bannerji se décomposa. Chalopin se raidit.
— Mais il m’apparaît de plus en plus évident, poursuivit Van Atta qui gratifia Leo d’un sourire déplaisant, qu’il est un autre sujet dont nous devons débattre…
Ah, flûte ! songea Leo. Il va me coller un blâme pour agression. Dix-huit ans de carrière fichus à cause d’une stupide impulsion… et en plus je n’ai même pas eu le temps de finir ce que j’avais commencé.
— Subversion, lâcha Van Atta.
— Pardon ?
— Depuis quelques mois, il circule parmi les quaddies une sorte de… nervosité croissante. Et curieusement, ce changement correspond à votre arrivée, Leo.
Il plissa les yeux.
— Après ce qui vient de se passer aujourd’hui, je me demande s’il s’agit vraiment d’une coïncidence. Je crois que non, en fait. Au point que je vous soupçonne d’être à l’origine de la fugue de Tony et de Claire.
— Moi ! s’exclama Leo, outragé.
Il inclina la tête, réfléchissant.
— J’admets que Tony est venu me voir un jour pour me poser des questions plutôt étranges, mais je les ai attribuées à une simple curiosité au sujet de la mission qu’il devait accomplir. Je regrette maintenant de ne pas…
— Vous avouez donc ! triompha Van Atta. Vous avez encouragé une attitude rebelle envers l’autorité de la compagnie dans le service d’hydroponique et parmi vos propres étudiants, ignoré les directives données par notre psychologue, contaminé les employés avec votre attitude factieuse…
Leo prit conscience que le but poursuivi par Van Atta allait bien au-delà d’un simple désir de venger son ecchymose sur la tempe – il avait besoin d’un bouc émissaire. Un pauvre bouc qu’il pourrait accuser de tous les dérapages survenus dans le cadre de l’opération depuis deux mois et sacrifier sans le moindre scrupule aux dieux de la compagnie, pour en ressortir lui-même absous.
— Sûrement pas ! rugit-il, coupant Van Atta dans son élan. Si je devais engager ces gosses à se révolter, je ferais en sorte de prévenir des accidents si stupides.
D’un geste large, il indiqua l’entrepôt, puis se raidit, prêt à bondir de nouveau sur Van Atta. S’il devait être renvoyé, de toute façon, pourquoi se priver du plaisir de donner à cette ordure une correction digne de lui ?
— Messieurs…
La voix d’Apmad trancha le différend avec l’efficacité d’un seau d’eau glacée.
— Monsieur Van Atta, dois-je vous rappeler que les licenciements à l’intérieur de structures isolées telles que Rodeo sont fortement déconseillés ? GalacTech est, par contrat, obligé d’assurer le retour du licencié chez lui, mais il faut en plus compter le temps perdu à recruter un remplaçant et les frais de son voyage. Le capitaine Bannerji sera suspendu pendant deux semaines sans solde ; il recevra en outre un blâme pour avoir porté une arme non autorisée pendant ses heures de service. L’arme sera confisquée. M. Graf, quant à lui, sera sanctionné aussi, mais il reprendra aussitôt ses fonctions, puisqu’il n’y a personne pour le remplacer.
— C’est stupide ! protesta Leo. Toutes ces accusations sont des inventions pures et simples.
— Vous ne pouvez pas renvoyer Graf à l’Habitat maintenant, glapit Van Atta. Il va organiser les quaddies en syndicat dès qu’on aura le dos tourné !…
— Je ne le pense pas, répondit froidement Apmad. Je crois au contraire que M. Graf a très bien compris à quelles extrémités pourrait nous pousser l’échec de l’Opération Cay. N’est-ce pas, monsieur Graf ?
Leo frémit.
— Hmm.
Le sourire de la vice-présidente n’exprimait pas la moindre satisfaction.
— Parfait. Cette enquête est à présent terminée. Les parties désirant se plaindre ou faire appel peuvent s’adresser à la direction générale de GalacTech sur Terre.
Si vous l’osez, parut ajouter son sourcil relevé. Même Van Atta eut le bon sens de ne pas en rajouter.
L’ambiance dans la navette durant le voyage de retour à l’Habitat était quelque peu fraîche. Claire, accompagnée par une des infirmières de l’Habitat dont on avait écourté le congé de trois jours pour l’occasion, était recroquevillée à l’arrière, Andy dans les bras. Leo et Van Atta se tenaient aussi loin l’un de l’autre que possible dans l’espace limité du vaisseau.
Seul dans son coin, Leo s’interrogeait. Se pouvait-il qu’il fasse erreur sur le compte de Van Atta ? Cet empressement à obtenir des résultats immédiats puisait-il sa source dans une inquiétude réelle pour le sort des quaddies ? Pour leur survie ? Non. Après réflexion, sûrement pas. Le seul souci qui agitait Van Atta était son propre bien-être. Pas celui d’autrui. Et encore moins celui de simples Homo quadrimanus…
S’efforçant de se détendre, il regarda par le hublot. Les voyages provoquaient toujours une certaine exaltation chez lui, en dépit des innombrables déplacements à son actif. Des millions de personnes, une énorme majorité, en fait, ne quittaient jamais leur planète. Il était un des rares à avoir cette chance.
La chance aussi d’avoir son job. La chance d’avoir accompli quelque chose de positif au fil des ans.
L’imposante station de transfert de Monta avait sans doute été le couronnement de sa carrière, l’entreprise la plus importante sur laquelle il lui aurait jamais été donné de travailler. Le site, la première fois où il l’avait vu, était encore un espace vide, glacé. Il y était passé l’année précédente, en transit au retour d’Ylla, et avait eu le plaisir de voir la station en pleine expansion. Une vraie ruche. Et ce bien plus tôt que prévu.
Il y avait eu d’autres chantiers, aussi. Chaque jour, d’innombrables accidents avaient été évités grâce à lui et aux gens qu’il avait formés. Comme, par exemple, à la grande usine orbitale Beni Ra, où le travail acharné d’une seule semaine – la détection rapide de minifailles dans les canalisations du liquide de refroidissement du réacteur – avait sauvé la vie de quelque trois mille individus. Sans que personne le sache. Les désastres qui ne surviennent pas ne font jamais la une des journaux. Mais lui le savait, et les hommes et les femmes qui travaillaient avec lui le savaient aussi ; c’était suffisant.
Il regrettait à présent d’avoir frappé Bruce. Un bref instant de satisfaction ne valait certainement pas la perte de son emploi. Les dix-huit ans de points-retraite, les droits préférentiels de souscription, l’ancienneté, oui, à la rigueur. Sans famille à entretenir, il serait le seul à en profiter, de toute façon. Il pourrait en faire ce qu’il voulait, même les jeter par la fenêtre, si ça lui chantait. En revanche, s’il était renvoyé, qui s’occuperait du prochain Beni Ra ?
Une fois de retour à l’Habitat, il coopérerait. Il s’excuserait auprès de Bruce. Il mettrait les bouchées doubles dans ses cours, tournerait la langue sept fois dans sa bouche avant de parler et se montrerait d’une politesse irréprochable avec le D rYei. Il irait même jusqu’à suivre ses conseils.
Toute autre attitude était bien trop risquée. Il y avait un millier de gosses, là-haut. Personne n’avait le droit de prendre la responsabilité de mettre toutes ces vies en danger sur un coup de tête. Ce serait criminel. Et où cela mènerait-il ? Nul ne pouvait prévoir les conséquences.
Читать дальше