— J’ai un peu perdu les pédales, c’est vrai, avoua Leo. Mais je pense être retombé sur mes pieds, maintenant.
— Un peu tard, ironisa Van Atta.
— Donnez-moi une chance, Bruce. J’ai vraiment besoin de me racheter, de faire quelque chose qui inciterait la direction à passer l’éponge. J’ai des idées qui permettraient de récupérer un maximum de matériel, et de réduire les coûts. Ça vous débarrasserait de tout le travail manuel et vous pourriez agir plus librement sur le plan administratif.
— Hmm…
De toute évidence, Van Atta commençait à mordre à l’hameçon. La perspective d’un retour à la tranquillité était un appât de choix. Il étudia Leo à travers la fente de ses yeux.
— Très bien… allez-y. Je vous donne mes notes. Ah !… veillez à me montrer tous vos plans et rapports. Je les ferai suivre moi-même.
— Entendu.
Leo ramassa les feuillets plastifiés et les disquettes encombrant le bureau. C’est ça, fais suivre… en remplaçant mon nom par le tien. Leo pouvait presque voir les rouages fonctionner dans la tête de Van Atta. À Leo le sale boulot, à Bruce les honneurs… Ne t’inquiète pas, Brucie-baby. Personne ne contestera ton entière responsabilité dans l’opération, une fois celle-ci terminée.
— J’aurais besoin de plusieurs autres choses, ajouta Leo d’un ton humble. Avoir le plus de quaddies possible sous mes ordres ; ils pourraient venir en dehors de leurs activités habituelles. Ces gosses vont apprendre à travailler comme jamais auparavant. Comptez sur moi pour les secouer. C’est faisable ?
— Parce que vous voulez mettre la main à la pâte, en plus ?
La satisfaction de Van Atta céda aussitôt le pas à la méfiance.
— Et comment comptez-vous garder le secret sur cette histoire ?
— Je peux présenter les premières opérations du planning comme des exercices d’entraînement. Nous gagnerons une semaine ou deux. Mais de toute façon, il va bien falloir les mettre au courant, un de ces jours.
— Le plus tard possible. N’oubliez pas que s’il souffle le moindre vent de rébellion parmi les quaddies, je vous tiendrai pour unique responsable. Compris ?
— Tout à fait. Oh ! à propos… j’aurais besoin aussi que mon gravi-congé soit repoussé à plus tard.
— La direction générale n’aime pas ça.
— Comme vous voulez, mais si je m’en vais…
— Mmmh…
Van Atta agita la main, s’installant déjà dans le confort d’une routine libérée de tout stress.
— C’est bon. Je m’en occupe.
Leo cacha son sentiment de triomphe derrière un sourire innocent.
— Vous vous souviendrez de tout ça, Bruce, quand tout sera terminé, n’est-ce pas ?
— Je vous garantis, Leo, que je me souviendrai de tout, dans les moindres détails.
Leo se retira en marmonnant sa reconnaissance.
Silver passa la tête dans la cabine personnelle de la surveillante.
— Maman Nilla ?
— Chhht…
La nourrice posa un doigt sur ses lèvres et, d’un mouvement de tête, désigna Andy endormi dans un petit sac de couchage contre le mur.
— Pour l’amour du ciel, ne le réveille pas, chuchota-t-elle. Il a tant de mal à s’endormir, en ce moment… J’ai l’impression que les remèdes ne lui conviennent pas. Si seulement le D rMinchenko pouvait revenir… Viens, on va parler dans le corridor, c’est mieux.
Prête à se coucher, Maman Nilla avait troqué sa combinaison de travail rose pour un large pyjama à fleurs flottant sur ses formes rebondies. Silver eut envie de se serrer contre cette poitrine ample, comme elle l’avait fait plus jeune, chaque fois qu’elle avait eu besoin de réconfort.
— Comment va Andy ? demanda-t-elle.
— Pas très bien. J’espère régler ce problème de remèdes au plus vite. Et puis… je ne sais pas si on peut vraiment parler de dépression, pour un bébé, mais il est beaucoup moins attentif à ce qui l’entoure, et il pleure beaucoup. Mais ne dis pas ça à Claire, surtout. Elle a assez de soucis comme ça, la pauvre petite. Dis-lui qu’il va bien.
Silver acquiesça.
— Je comprends.
Maman Nilla secoua la tête.
— J’ai écrit une lettre pour protester, mais ma supérieure m’a empêchée de l’envoyer. Le moment est mal choisi, selon elle. Tu penses… je crois plutôt que Van Atta lui a fait peur. Si je pouvais… Hmm, bon… En attendant, je suis épuisée. J’en ai assez de faire des heures supplémentaires… J’ai demandé qu’on me donne une assistante de plus, pour la crèche. Quand ils verront que ça leur coûte cher, leur stupide obstination, ils reviendront peut-être sur leur décision… Dis-le à Claire, ça lui remontera le moral, j’espère.
— Oui, elle en a besoin.
— Ça me rend malade, cette histoire… Pourquoi ces gosses ont-ils voulu se sauver, d’abord ? Je voudrais bien avoir Tony devant moi pour lui passer un bon savon. Quant à cet assassin de garde, je…
Elle haussa les épaules en soupirant.
— Enfin… C’est fait, maintenant…
— Maman Nilla, as-tu eu d’autres nouvelles de Tony que je pourrais transmettre à Claire ?
— Ah ! Oui.
Elle regarda de part et d’autre du corridor pour être sûre qu’il n’y avait pas de témoins.
— Le D rMinchenko m’a appelée hier soir sur mon canal personnel. Il m’a assuré que Tony était définitivement hors de danger. L’infection est enrayée. Mais il est encore très faible. Minchenko a l’intention de le ramener avec lui à l’Habitat dès la fin de son congé. D’après lui, Tony devrait se remettre bien plus vite ici. Au moins, c’est une vraie bonne nouvelle pour Claire.
Silver, s’aidant des doigts de ses mains inférieures à l’insu de Maman Nilla, fit un rapide calcul, puis sourit, soulagée. Leo serait heureux d’apprendre que ce gros problème était résolu. Tony serait avec eux pour le grand voyage. Son retour sonnerait peut-être même le signal du départ, qui sait ?
— Merci, Maman Nilla. Oui, c’est une excellente nouvelle…
Une soixantaine de quaddies voltigeaient autour de Leo dans la classe. Ses étudiants habituels, mais également de jeunes membres des équipes des cargos-pousseurs, ainsi que certains quaddies de la première génération que Silver avait pu contacter en secret. La tension ambiante était presque palpable. Le téléphone arabe avait, semblait-il, fonctionné, mais Dieu sait quelle déformation avaient subie les nouvelles, se demanda Leo. Il était temps de rétablir la vérité.
Le dernier quaddie entra dans la salle ; Silver adressa à Leo un large sourire, ses quatre pouces levés. Les portes se refermèrent, la dissimulant aux yeux de Leo tandis qu’elle s’installait dans le corridor pour faire le guet.
Leo prit place au centre du module. Il y eut encore quelques chuchotements, des coups de coude, des rires étouffés, puis tous se turent. L’attention qui se focalisa sur lui était presque oppressante.
Il jeta un coup d’œil vers les portes fermées, puis, après avoir inspiré de l’air, commença à parler :
— Ainsi que certains de vous l’ont déjà entendu dire, une lointaine planète a mis au point un procédé permettant de créer des champs de gravitation artificielle. Cette nouvelle technologie se fonde, semble-t-il, sur une variation des équations Necklin, ces formules mathématiques à la base de la technique utilisée pour franchir ces plis de l’espace-temps que nous nommons des couloirs. Je n’en détiens pas encore les caractéristiques mais ce procédé semble déjà prêt à être lancé sur le marché. Sur le plan théorique, le concept n’est pas nouveau, mais, en ce qui me concerne, je n’aurais jamais cru en voir la réalisation concrète au cours de ma vie. Et, de toute évidence, c’était également le cas de ceux qui vous ont créés, vous les quaddies.
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