Leo laissa délibérément traîner sa phrase. Pramod sursauta et, en hâte, commença à étudier les données de son appareil.
—… utilise l’oscillation naturelle du point d’empiétement du faisceau à l’intérieur de la cavité de la soudure afin de provoquer un programme de pulsations qui maintiendra cette fréquence. Faites toujours une double vérification de sa fonction avant de commencer.
L’anneau de verrouillage était fermement soudé à son tube flexible ; le contrôle visuel avait été satisfaisant et les autres tests effectués dans la norme. Leo se prépara à diriger ses étudiants vers l’exercice suivant.
— Tony, tu apportes le soudeur et… ÉTEINS-LE D’ABORD !
Le hurlement se répercuta dans les écouteurs de tous les quaddies, et Leo baissa aussitôt le ton, le ventre encore noué par cette incontrôlable seconde de panique. Le soudeur avait en fait été éteint, mais pas les commandes. Il aurait suffi d’un léger coup accidentel alors que Tony transportait l’appareil, et… D’un bref regard, Leo suivit la trajectoire qu’aurait empruntée le faisceau pointé vers un module de l’Habitat et frémit.
— Mais bon sang, tu rêves ou quoi, Tony ! J’ai vu un homme coupé en deux, une fois, rien qu’à cause de cette même négligence.
— Désolé… marmonna Tony, j’ai cru que ça gagnerait du temps… Je suis désolé.
— Tu as plus de jugeote que ça, d’habitude, dit Leo, plus calme. Dans l’espace, ce faisceau ne s’arrêterait pas avant d’atteindre la troisième lune, ou quoi que ce soit qui viendrait se mettre en travers.
Il faillit poursuivre son sermon, mais se tut. Non. Pas sur le canal comm. Plus tard.
Deux heures après, alors que ses étudiants rangeaient leurs scaphandres dans le vestiaire en échangeant des plaisanteries, Leo s’approcha du pâle et silencieux Tony, isolé dans un coin. Il commençait à se poser des questions. Avait-il gueulé si fort que ça ? Tony n’était pourtant pas un petit garçon…
— Attends-moi quand tu auras fini, dit-il.
Tony releva la tête.
— Oui, monsieur, acquiesça-t-il d’un air coupable.
Dès que ses camarades, impatients d’aller s’attabler au réfectoire, furent partis, Tony se plaça au centre de la pièce, ses quatre bras serrés de façon défensive sur le torse. Leo vint le rejoindre et s’exprima sur un ton grave :
— À quoi pensais-tu, là-bas, Tony ?
— Navré, monsieur. Ça ne se reproduira plus.
— Ce n’est pas la première fois que ça arrive, cette semaine. Tu es distrait, ça ne te ressemble pas. Tu as des ennuis ?
Tony secoua la tête.
— Non. Rien… Enfin, rien qui vous concerne, monsieur.
— Si ça t’empêche de faire correctement ce que j’attends de toi, alors ça me regarde. Tu as envie d’en parler ? C’est quoi ? Un problème avec une fille ? Le petit Andy te donne des soucis ? Tu t’es disputé avec quelqu’un ?…
Le regard bleu scruta Leo avec une soudaine hésitation, puis Tony se renferma de nouveau.
— Non, monsieur.
— C’est cette mission qui t’inquiète ? Je suppose que ce sera la première fois que vous quitterez l’Habitat, tous.
— Ce n’est pas ça, objecta Tony.
Il tergiversa encore quelques secondes, puis se lança :
— Monsieur… y a-t-il beaucoup d’autres compagnies en dehors de la nôtre ?
— Pas tellement, du moins pour les gros travaux interstellaires, répondit Leo, un peu désarçonné par le tour que prenait la conversation. Nous sommes les plus importants, bien sûr, encore qu’il y en ait peut-être six ou sept autres capables de nous concurrencer vraiment. Dans les systèmes planétaires très peuplés, comme Tau Ceti, Escobar ou Orient, ou la Terre, bien sûr, on trouve toujours une multitude de petites compagnies de moindre envergure. Des experts, ou des francs-tireurs avec un bon esprit d’entreprise, des gens comme ça… Les mondes extérieurs auraient tendance à relever la tête, depuis quelque temps.
— Donc… si vous deviez quitter GalacTech, vous pourriez trouver un autre job dans l’espace.
— Oh oui, pas de problème. J’ai même déjà eu des propositions, mais notre compagnie est celle qui offre le plus de possibilités dans le genre de travail qui m’intéresse. Alors, je n’ai aucune raison d’aller chercher ailleurs. Et j’ai une bonne ancienneté, maintenant, ça compte. Je resterai sans doute chez GalacTech jusqu’à ma retraite, si je ne meurs pas au champ d’honneur.
Sans doute d’un arrêt cardiaque en voyant un de mes étudiants manquer de se tuer à cause d’une stupide négligence. Leo garda sa réflexion pour lui. Tony était déjà assez culpabilisé comme ça.
— Monsieur… parlez-moi de l’argent.
— L’argent ? répéta Leo, étonné. Que veux-tu que je te dise ? C’est le moteur de la vie sociale.
— Je n’en ai jamais vu. J’ai cru comprendre que c’était une sorte de valeur codée pour faciliter le commerce…
— Exactement.
— Comment peut-on s’en procurer ?
— Eh bien… la plupart des gens travaillent pour ça. Ils… ils échangent leurs capacités physiques, ou intellectuelles, contre un salaire. Ou bien, s’ils possèdent, ou fabriquent un produit, ils peuvent le vendre. Moi, je travaille.
— Et GalacTech vous donne de l’argent, à vous ?
— Euh… oui.
— Si je le leur demandais, vous croyez que la compagnie m’en donnerait ?
— Ah !…
Leo eut conscience qu’il avançait en terrain miné. L’opinion qu’il avait de l’Opération Cay ne devait pas interférer dans son travail, du moins tant qu’il était sous contrat avec GalacTech. Son boulot consistait à enseigner les techniques de soudure, et certainement pas à provoquer des revendications syndicales.
— À quoi ça te servirait, ici ? dit-il. GalacTech te procure tout ce dont tu as besoin. En revanche, quand je suis en gravispace, ou ailleurs que dans une structure de la compagnie, il faut que j’achète ma nourriture, mes vêtements, que je paie mes voyages et le reste. De plus, ajouta-t-il, se raccrochant à un argument déjà moins spécieux, jusqu’à présent, tu n’as encore jamais travaillé pour GalacTech. Et eux, ils ont fait beaucoup pour toi. Attends d’avoir réellement produit quelque chose. Alors il sera peut-être temps pour toi de parler d’argent.
Leo sourit. Il se consolait de son hypocrisie en songeant qu’il était au moins loyal envers ses employeurs.
— Oh !…
Tony semblait méditer quelque déception secrète. Puis ses yeux, de nouveau, sondèrent ceux de Leo.
— Quand un des navires de saut de la compagnie quitte Rodeo… quelle est sa première étape ?
— Ça dépend de sa destination, je suppose. Certains vont jusqu’à la Terre d’une seule traite. S’il y a auparavant des marchandises ou des passagers à décharger, il s’arrête en général à la station Orient.
— GalacTech n’est pas propriétaire de cette station, n’est-ce pas ?
— Non. Elle appartient au gouvernement d’Orient IV. Encore que GalacTech en loue une bonne partie.
— Et combien de temps faut-il pour y aller depuis Rodeo ?
— Oh ! environ une semaine. Tu t’y arrêteras sans doute bientôt toi-même, d’ailleurs, ne serait-ce que pour y prendre du matériel et des provisions.
Le garçon, peut-être à la perspective de cette première mission, parut un moment distrait de ses préoccupations. C’était déjà mieux.
— Je suis heureux d’y aller, monsieur.
— Bien. Essaie de ne pas te casser une jambe… enfin, un bras d’ici là, d’accord ?
Tony hocha la tête en souriant.
— Je m’y efforcerai, monsieur.
Que signifient toutes ces questions ? se demanda Leo en regardant Tony franchir la porte. Ce garçon n’avait tout de même pas l’intention de partir tout seul à l’aventure ? Il ne semblait pas du tout effleuré par la pensée qu’il serait un véritable phénomène de foire pour n’importe qui en dehors de son Habitat. Si seulement il avait pu l’amener à se confier davantage…
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