Bill franchit le portail percé dans le haut mur blanc qui ceignait le domaine de Friedlander bey et remonta la longue allée incurvée. Il arrêta le taxi au pied du large escalier de marbre. Le majordome de Papa ouvrit la porte de bois verni, attendant mon entrée. Je payai la course et glissai à Bill dix kiams de gratte. Ses yeux déments s’étrécirent, passant des billets à mon visage : « Pourquoi ça ? demanda-t-il, méfiant.
— C’est un pourboire. T’es censé l’accepter.
— Pour quelle raison ?
— Pour l’excellence de ton pilotage.
— T’essaies pas de m’acheter, par hasard ? »
Je soupirai. « Mais non. J’admire ta façon de conduire avec tous ces charbons ardents posés sur les bûmes. Je sais que personnellement j’en serais incapable. »
Il haussa les épaules. « C’est un don, répondit-il, avec simplicité.
— Eh bien, idem pour les dix kiams. »
Ses yeux s’agrandirent à nouveau. « Oh, sourit-il. Ça y est, j’ai pigé !
— Bien sûr que t’as pigé. Allez, à un de ces quatre, Bill.
— À un de ces quatre, mec. » Il démarra en trombe et les pneus crachèrent du gravillon. Je pivotai et gravis les marches.
« Bon après-midi, yaa sidi , dit le majordome.
— Bonjour, Youssef. J’aimerais voir Friedlander bey.
— Oui, bien sûr. Ça fait plaisir de vous revoir parmi nous, monsieur.
— Ouais, merci. » Nous empruntâmes un long couloir moquetté qui menait aux bureaux de Papa. L’air était frais et sec et je sentais le doux baiser de quantité de ventilateurs. L’atmosphère était imprégnée d’un parfum d’encens, subtil et accueillant. La lumière était tamisée derrière des écrans faits de minces lattes de bois. J’entendais, quelque part, le friselis liquide d’une fontaine jaillissant dans l’une des cours intérieures.
Avant que nous soyons parvenus à l’antichambre, une femme élancée, bien habillée, traversa le hall et monta une volée de marches. Elle me lança un bref sourire timide puis détourna la tête. Elle avait les cheveux aussi noirs et brillants que de l’obsidienne, ramenés en chignon serré. Ses mains étaient très pâles, les doigts longs, fuselés et gracieux. L’impression n’avait été que fugace, mais je sus néanmoins que cette femme avait de l’intelligence et du style ; mais je sentais également qu’elle pouvait se montrer dure et menaçante, s’il le fallait.
« Qui était-ce, Youssef ? » demandai-je.
Il se tourna vers moi, fronça les sourcils : « Ça, c’est Umm Saad. » Je compris aussitôt qu’il ne l’appréciait pas. Je me fiais à son jugement ; mon impression première sur cette femme était donc en grande partie correcte.
Je m’assis dans le bureau d’accueil et tuai le temps en cherchant à discerner des visages dans le motif des fissures au plafond. Au bout d’un moment, deux des énormes gorilles de Papa ouvrirent la porte de communication. Je les ai baptisés les Rocs parlants. Croyez-moi, je sais de quoi je cause. « Entre », dit le Roc. Ces types-là ne gâchent pas leur salive.
Je pénétrai dans le bureau de Friedlander bey. L’homme avait dans les deux cents ans mais il avait subi quantité de modifications corporelles et de transplantations d’organes. Allongé sur des coussins, il buvait du café dans une tasse en or. Il sourit à mon entrée. « Mes yeux revivent en te voyant, ô mon neveu », dit-il. Je sentais bien qu’il était sincèrement ravi.
« Mes jours loin de toi ont été pleins de regret, ô cheikh », répondis-je. Il se poussa un peu et je m’assis à côté de lui. Il s’avança pour saisir une cafetière en or et emplir ma tasse. Je bus une gorgée puis dis : « Puisse ta table toujours être prospère.
— Qu’Allah t’accorde la santé.
— Je prie pour toi de même, ô cheikh. »
Il se pencha et me saisit la main. « Je suis aussi solide et vaillant qu’un sexagénaire, mais il reste une lassitude que je ne puis surmonter, mon neveu peut-être que ton médecin…
— C’est une lassitude de l’âme, coupa-t-il. C’est mon appétit, mon ambition qui se meurent. Si je me maintiens, c’est uniquement parce que l’idée de suicide me répugne.
— Peut-être qu’à l’avenir la science te remettra en état.
— Comment, mon fils ? En greffant un nouveau désir de vivre à mon moral épuisé ?
— La technique existe déjà, lui dis-je. Tu pourrais avoir un implant à papie/mamie comme le mien. »
Il secoua la tête, lugubre. « Allah m’enverrait en Enfer si je faisais une chose pareille. » Il ne semblait pas se formaliser que je puisse, pour ma part, y aller. D’un geste, il écarta définitivement la question. « Parle-moi plutôt de ton voyage. »
Nous y étions. Mais moi, je n’étais pas prêt. Je ne savais déjà pas de quelle manière lui demander comment il s’intégrait dans mon arbre généalogique ; j’essayai donc de gagner du temps : « Mais tout d’abord, il faut que je sache tout ce qui s’est passé durant mon absence, ô cheikh. J’ai entrevu une femme dans le corridor. Je ne l’avais encore jamais vue dans ta demeure. Puis-je te demander qui c’est ? »
Les traits de Papa s’assombrirent. Il resta quelques instants silencieux, élaborant sa réponse. « C’est une tricheuse, une traîtresse et elle commence à me causer bien du tracas.
— Alors, il faut la chasser.
— Oui », admit-il. Son visage s’était pétrifié. Désormais, je n’avais plus devant moi le dirigeant d’un grand empire financier, l’homme qui régentait le vice et toutes les activités illégales de la cité, mais quelque chose de bien plus terrible. Friedlander bey aurait parfaitement pu être le fils de bien des rois, parce qu’il portait la toge du pouvoir et du commandement comme s’il était né pour elle. « Je dois te poser cette question, ô mon neveu : m’honores-tu suffisamment pour t’emplir à nouveau de feu les poumons ? »
Je clignai les yeux. J’avais l’impression de savoir de quoi il voulait parler. « N’ai-je pas fait mes preuves il y a seulement quelques mois, ô cheikh ? »
Il agita la main, écartant comme si de rien n’était l’horreur et les souffrances que j’avais endurées. « Tu te défendais alors contre le danger », me dit-il. Il pivota, posa sa vieille patte sur mon genou, comme une serre. « Cette fois, j’ai besoin de toi pour me défendre contre le danger. J’aimerais que tu apprennes tout ce que tu pourras sur cette femme, et ensuite, je veux que tu la détruises. Ainsi que son enfant. Je dois savoir si je puis compter sur ton absolue loyauté. »
Ses yeux flamboyaient. J’avais déjà vu cet aspect de sa personnalité. J’étais assis près d’un homme chaque jour un peu plus envahi par la folie. Je pris ma tasse à café d’une main tremblante et bus goulûment. Tant que je n’aurais pas fini de déglutir, je pourrais surseoir à ma réponse.
Jusqu’à ce que je me fasse amplifier le crâne, j’avais un réveil. Quand il sonnait, le matin, j’aimais bien traîner encore un peu au lit, à bâiller, un peu hagard. Peut-être que j’allais me lever, ou peut-être pas. À présent, en revanche, je n’ai pas le choix : je m’embroche une carte la veille au soir et quand le papie juge qu’il est l’heure, mes yeux s’ouvrent d’un coup et je suis ré-veil-lé. La transition est brutale et me laisse toujours ahuri. Et pas question que la puce me laisse me rendormir. Je la déteste.
Le dimanche matin, je m’éveillai promptement à huit heures pile. Il y avait un type noir que je n’avais jamais vu, debout près de mon lit. Je réfléchis quelques instants au problème. Il était imposant, bien plus grand que moi, et bien bâti, sans pour cela en faire des tonnes. Un tas de Noirs qu’on croise en ville sont plutôt comme Janelle, des réfugiés de quelque désert africain aride et frappé par la famine. Ce mec, par contre, n’avait pas l’air d’avoir manqué un seul repas copieux et bien équilibré de toute son existence. Il avait un visage allongé, sérieux, et son expression semblait figée dans une moue de perpétuelle hostilité. Ses yeux noirs et fixes, son crâne rasé ajoutaient à cet air résolu. « Qui es-tu ? » lui demandai-je. Je ne m’étais pas encore extrait de sous les couvertures.
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