— Quoi donc ?
— Aujourd’hui, j’ai tué un homme. »
Il ne parut pas choqué outre mesure. Il caressa plusieurs secondes sa longue barbe. « Raconte-moi pourquoi tu as fait une telle chose », dit-il enfin.
Je lui racontai tout ce que je savais de Jawarski, son passé de crimes violents avant son arrivée dans notre ville, l’assassinat de Shaknahyi. « C’était un homme mauvais, dis-je, mais même ainsi je me sens moi-même criminel. »
L’ancien posa la main sur mon épaule. « Dans la sourate de la Vache, me dit-il, il est écrit que le talion est de règle en matière de meurtre. Ce que tu as accompli n’est pas un crime aux yeux de Dieu, loué soit Son nom. »
Je plongeai le regard dans les yeux du vieillard. Il n’essayait pas simplement de me réconforter. Il ne cherchait pas simplement à soulager ma conscience. Il me récitait la loi telle que l’Envoyé de Dieu l’avait révélée. Je connaissais le passage du Qur’ân qu’il avait mentionné [8] Ce sont précisément les versets 178–179 de la IIe sourate : « Vous qui croyez, on vous prescrit le talion pour les tués : homme libre pour homme libre, esclave pour esclave, femme pour femme. Mais celui à qui son frère pardonne un peu, qu’on le poursuive selon la coutume et qu’il paie de bon gré (…) » (N.d.T.)
, mais j’avais besoin de l’entendre de la bouche d’une personne dont je respectais l’autorité. Je me sentis entièrement absous. J’en pleurai presque de gratitude.
Je quittai la mosquée, en proie à un étrange mélange de sentiments : j’étais empli d’une colère sans partage envers Abou Adil et Umm Saad, mais en même temps j’éprouvais un bonheur et un bien-être parfaitement indescriptibles. Je décidai de faire un autre arrêt avant de rentrer à la maison.
Chiri prenait le service de nuit quand j’entrai dans la boîte. Je pris mon tabouret habituel à la courbure du bar. « Une Mort blanche ? demanda-t-elle.
— Non, dis-je, je ne peux pas rester longtemps. Chiri, t’aurais pas un peu de soléine ? »
Elle me dévisagea plusieurs secondes. « Je crois pas. Qu’est-ce que tu t’es fait au bras ?
— Des Paxium, alors ? Ou des beautés ? »
Elle posa le menton sur sa main. « Chéri, je croyais que t’avais juré de plus y toucher. Je croyais que t’avais décidé d’être clean .
— Et merde, Chiri, commence pas à faire chier. »
Sans un mot de plus, elle glissa la main sous le comptoir et en ressortit sa petite boîte à pilules noire. « Prends ce que tu veux, Marîd. Je suppose que tu sais ce que tu fais.
— Sûr que oui. » Et je me pris une douzaine de capsules et de comprimés. Je saisis un verre d’eau et avalai le tout, sans même faire attention à ce que c’était.
Je ne fis rien de bien foulant durant une bonne semaine ; en revanche, mon esprit cavalait comme un greyhound en folie. Je mitonnais ma vengeance contre Umar et Abou Adil de cent manières différentes : je les ébouillantais dans des cuves de liquides caustiques ; je les infectais de germes hideux en comparaison desquels leurs mamies d’ Enfer à la carte n’étaient que vulgaires rhumes de cerveau ; j’engageais des équipes de ninjas sadiques chargés de s’insinuer dans leur grande demeure pour les massacrer lentement avec de savantes blessures au couteau. Dans l’intervalle, mon corps recouvrait ses forces, même si toutes les meilleures amplifications cérébrales au monde restaient impuissantes quand il s’agissait d’accélérer la soudure des os brisés.
L’attente était presque plus que je ne pouvais supporter, mais j’avais une merveilleuse infirmière : Yasmin m’avait pris en pitié. C’était à Saïed que je devais la divulgation du récit de mes exploits. À présent, tout le Boudayin savait que j’avais terrassé Jawarski à moi tout seul. On racontait également que la haute tenue morale de mon exemple lui avait infligé une telle honte qu’il avait sur-le-champ embrassé la foi islamique ; et que, tandis que nous étions tous les deux en train de prier, Abou Adil et Umar avaient tenté de s’immiscer pour me tuer ; c’est alors que Jawarski avait bondi pour s’interposer, trouvant ainsi la mort en sauvant la vie de son nouveau frère musulman.
Puis il y avait l’épisode ultérieur, au cours duquel Umar et Abou Adil me capturaient pour me ramener dans leur château maléfique, où ils me torturaient, me soumettaient au viol mental, puis me forçaient à signer des chèques en blanc et de fausses factures jusqu’à ce que Saïed le demi-Hadj débarque soudain à ma rescousse. Oh, et puis merde ! Je ne voyais pas en quoi enjoliver un peu la réalité pouvait nous faire du mal.
Quoi qu’il en soit, Yasmin se montrait si pleine d’attentions et de sollicitude que je crois bien que Kmuzu était un peu jaloux. Je ne voyais pas pourquoi. Une bonne partie des attentions dont me gratifiait Yasmin n’entraient pas le moins du monde dans les attributions de Kmuzu. Je m’éveillai un beau matin et la retrouvai à califourchon sur moi, en train de me masser la poitrine. Elle n’avait pas le moindre vêtement sur la peau.
« Eh bien, fis-je d’une voix endormie, à l’hosto, les infirmières ôtent rarement leur blouse.
— Elles ont plus d’entraînement que moi, dit Yasmin. Je ne suis qu’une débutante. Je ne sais pas encore très bien ce que je fais.
— Tu le sais parfaitement, ce que tu fais. » Son message descendait lentement vers le sud. Je me réveillais à grande vitesse.
« Bon, tu n’es pas censé trop te fatiguer, alors laisse-moi faire tout le boulot.
— Parfait. » Je levai les yeux pour la contempler et me rappelai soudain à quel point je l’aimais. Je me rappelai également à quel point elle pouvait me rendre dingue au pieu. Avant d’être complètement parti, je parvins à dire : « Et si jamais Kmuzu entre ?
— Il est parti à l’église. Et par ailleurs, ajouta-t-elle, vicieuse, même les chrétiens doivent un jour ou l’autre connaître les choses du sexe. Sinon, d’où viendraient les nouveaux chrétiens ?
— Les missionnaires les recrutent en convertissant les gens qui s’occupent de ce qui les regarde. »
Mais Yasmin n’avait pas vraiment envie de se lancer dans un débat religieux. Elle se souleva pour se glisser sur moi. Elle laissa échapper un soupir bienheureux. « Ah, ça faisait un sacré bout de temps, fit-elle.
— Ouais. » Je ne voyais pas quoi dire d’autre ; j’avais la tête ailleurs.
« Quand mes cheveux auront repoussé, je pourrai te titiller comme t’aimais bien.
— Tu sais, dis-je en me mettant à respirer plus fort, j’ai toujours eu ce fantasme…»
Yasmin ouvrit grand les yeux. « Pas avec mes cheveux, quand même ! » Bon, on a tous nos inhibitions, pas vrai ? Mais franchement, je n’aurais pas cru pouvoir suggérer quelque chose d’assez tordu pour choquer Yasmin.
Je ne prétendrai pas que nous avons baisé toute la matinée jusqu’à ce que j’entende Kmuzu rentrer dans le séjour. Primo, je n’avais plus baisé personne depuis des semaines ; secundo, se retrouver à nouveau seuls tous les deux nous avait rendus plutôt frénétiques. Ce fut une étreinte brève, mais très intense. Après, nous restâmes dans les bras l’un de l’autre sans dire un mot. Je me serais bien rendormi mais Yasmin n’apprécie pas.
« T’as jamais regretté que je sois pas une grande fille blonde et svelte ? me demanda-t-elle.
— Moi, ça n’a jamais bien marché avec les vraies filles.
— T’aimes bien Indihar, je le sais. Je t’ai vu la reluquer.
— Ça va pas ? Elle est simplement pas aussi moche que les autres nanas. »
Je sentis Yasmin hausser les épaules. « Mais est-ce que t’as pas regretté, des fois, que je sois pas grande et blonde ?
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