Je sentis mon visage se figer, mon regard devenir glacé. La main parfaitement assurée, je brandis calmement le pistolet et le braquai entre les deux yeux de Jawarski. « Regarde bien ça, dis-je, méprisant. C’est pas un jouet. »
Je récupérai le pistolet électrostatique et le fourrai dans ma poche. Je fis signe à Jawarski de s’asseoir, puis retournai m’installer sur le divan. Nous nous dévisageâmes plusieurs secondes. Je respirais fort ; Jawarski, lui, paraissait s’amuser énormément.
« Je parie que tu dois faire tout ton possible pour consoler la veuve de Shaknahyi, reprit-il. T’l’as déjà sautée ? »
Je sentis à nouveau monter en moi la rage et la frustration. Entendre ses mensonges, ses justifications du crime et de la corruption me faisaient horreur. Le pire, c’était qu’il était en train de me dire que Shaknahyi était mort stupidement, sans raison valable. Je n’allais pas le laisser dire ça. « La ferme », dis-je d’une voix tendue. Je me surpris à brandir le pistolet automatique dans sa direction.
« Tu vois ? T’es pas cap’ de tirer. Ça s’rait malin, pourtant. Autrement, j’vais m’en sortir les doigts dans le nez, car peu importe qui me bouclera, y m’remettront en liberté. Tu peux être sûr que cheikh Reda y veillera. Jamais je ne passerai en jugement dans cette ville.
— Non, sûrement pas », dis-je, en sachant qu’il avait sans doute raison. Je fis feu une seule fois. La détonation fut assourdissante et son grondement continua de résonner interminablement, comme le tonnerre. Jawarski tomba en arrière au ralenti, la moitié du visage emportée. Il y avait du sang partout. Je laissai tomber l’arme par terre. C’était la première fois de ma vie que je tirais sur quelqu’un avec une arme balistique. Je reculai et retombai sur le divan, incapable de reprendre mon souffle.
En franchissant la porte, je n’avais pas eu l’intention de tuer cet homme, et pourtant je l’avais fait. Ç’avait été une décision consciente. J’avais pris la responsabilité de voir justice faite, parce que j’avais acquis la certitude qu’autrement elle ne serait jamais rendue. Je regardai le sang sur mes mains et mes bras.
La porte de la chambre s’ouvrit avec fracas. Morgan entra le premier, au pas de course, talonné par Saïed. Ils s’immobilisèrent sur le seuil, embrassant la scène du regard. « Eh bien, dit le demi-Hadj, sans se démonter, voilà déjà une impasse proprement dégagée.
— Écoute, mec, dit Morgan. Moi, faut que j’y aille. T’as plus besoin de moi, je suppose ? »
Je le fixai sans rien dire. Je me demandai pourquoi ils n’étaient pas horrifiés eux aussi.
« Allons-y, mec, insista Morgan. Quelqu’un pourrait avoir entendu les coups de feu.
— Oh, quelqu’un les a sûrement entendus, dit Saïed. Mais dans le secteur, personne est assez con pour venir vérifier. »
Je levai la main, éjectai le mamie de dur à cuire. J’en avais soupé de Rex pour un bout de temps. Nous quittâmes l’appartement et descendîmes les marches. Morgan tourna d’un côté sur le trottoir, le demi-Hadj et moi prîmes la direction opposée.
« Et maintenant ? demanda Saïed.
— Faut qu’on aille récupérer la voiture. » L’idée ne m’enchantait pas du tout. La berline était restée chez Abou Adil. Retourner chez ce salaud après m’être fait violer la cervelle, je ne le sentais pas vraiment. Il allait pourtant falloir que j’y retourne ; j’avais ce compte à régler. Mais pas tout de suite, pas dans l’immédiat.
Saïed devait avoir deviné mes sentiments rien qu’au ton de ma voix. « T’sais quoi ? me dit-il. Je vais aller chercher la voiture, toi tu restes m’attendre ici. Ça s’ra pas long.
— Très bien. » Et je lui donnai les clés. Je lui étais immensément reconnaissant d’être venu me chercher, et de pouvoir compter sur lui pour m’aider. Je n’avais plus de problème pour lui faire confiance. C’était chouette parce que, même avec le papie bloque-douleur toujours branché, mon corps était au bord de l’effondrement. J’avais besoin de voir un médecin au plus vite.
Je n’avais pas envie de m’asseoir sur une marche ; je risquais d’avoir des difficultés à me relever. Aussi m’adossai-je plutôt contre la façade en stuc blanc d’une maisonnette branlante. Au-dessus de moi, j’entendais les piaillements aigus des engoulevents qui rasaient les toits à la chasse aux insectes. Je contemplai un autre immeuble de l’autre côté de la rue, et remarquai les mauvaises herbes qui avaient envahi les corniches et cascadaient sur les murs, autant de plantes vivaces qui avaient trouvé des conditions favorables dans les endroits pourtant les plus improbables. Des odeurs de cuisine émanaient des fenêtres ouvertes : chou en train de bouillir, viande en train de rôtir, pain en train de cuire.
Ici, j’étais immergé dans la vie, pourtant je ne pouvais oublier que j’avais versé le sang d’un assassin. Je tenais encore le pistolet automatique. Je ne savais pas comment j’allais m’y prendre pour m’en débarrasser. Mon esprit ne pensait pas clairement.
Au bout d’un moment, j’avisai la berline crème qui s’arrêtait près de moi le long du trottoir. Saïed en sortit et m’aida à gagner la place du passager. Je me glissai sur le siège et il referma la portière. « Direction ? demanda-t-il.
— C’te putain d’hôpital.
— Bonne idée. »
Je fermai les yeux et sentis la voiture vrombir à travers les rues. Je somnolai un peu. Saïed me réveilla quand nous fûmes arrivés. Je fourrai l’électrostatique et le P.45 sous le siège, et nous sortîmes de voiture.
« Écoute, lui dis-je. Je passe simplement aux urgences me faire recoudre. Ensuite, j’ai deux ou trois personnes à voir. Si tu me laissais ? »
Le demi-Hadj fronça les sourcils. « Qu’est-ce qui se passe ? T’as toujours pas confiance ? »
Je secouai la tête. « C’est pas le problème, Saïed. Pour moi, y a plus de problème. C’est simplement que je bosse mieux sans spectateurs, vu ?
— Bien sûr. Une clavicule cassée, ça te suffit pas. Tu seras pas heureux tant qu’on sera pas obligés de t’enterrer dans cinq caisses distinctes.
— Saïed ! »
Il éleva les deux mains. « D’accord, d’accord. Tu veux foncer dans le lard à cheikh Reda et Himmar, c’est ton problème.
— Je ne vais pas les affronter de nouveau, rectifiai-je. Enfin, pas tout de suite.
— Mouais, eh bien, préviens-moi quand le moment sera venu.
— T’inquiète. » Je lui donnai vingt kiams. « Tu peux rentrer d’ici en taxi, n’est-ce pas ?
— Hm-hm. Repasse-moi un coup de fil, un peu plus tard. » Il me rendit les clés de ma voiture.
J’acquiesçai et gravis l’allée incurvée menant à l’entrée des urgences. Saïed m’avait conduit au même hôpital où j’avais effectué déjà deux séjours. Je commençais à m’y sentir chez moi.
Je remplis une de leurs satanées fiches d’admission et attendis une demi-heure qu’un des internes daigne me voir. Il m’injecta un truc quelconque sous la peau de l’épaule à l’aide d’une aiguille à perfusion, puis entreprit de manipuler les os brisés. « Ça risque de faire mal », annonça-t-il.
Bon, faut dire qu’il ignorait que je m’étais branché un logiciel qui réglait la question. J’étais sans doute le seul individu au monde à posséder cette extension, mais je n’étais pas non plus une célébrité médiatique. Je poussai donc quelques grognements, émis quelques grimaces de circonstance, mais dans l’ensemble fis montre d’un grand courage. Il m’immobilisa le bras gauche à l’aide d’une sorte de bandage hyper-rigide. Lui : « Vous tenez drôlement bien le coup. »
Moi : « J’ai subi un entraînement ésotérique. La maîtrise de la douleur réside intégralement dans l’esprit. » Ce n’était pas faux ; elle plongeait au tréfonds de mon esprit, à l’extrémité d’un long fil d’argent gainé de plastique.
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