Je regagnai la Rue, furax. Je ne savais plus quoi faire à présent. La boîte de Chiri – ma boîte à présent – était bourrée de monde et je ne pouvais pas compter sur Indihar pour maintenir l’ordre. Je décidai de remonter là-bas tâcher de mettre les choses au clair. Je n’avais pas eu le temps de m’éloigner beaucoup que Saïed, arrivé derrière moi, me plaquait la main sur l’épaule : « Tu sais que tu es en train de te rendre vraiment impopulaire, Maghrebi.
— C’est pas entièrement de ma faute. »
Il hocha la tête. « Tu laisses faire. T’es responsable.
— Merci », dis-je, sans m’arrêter.
Il prit ma main droite et glissa dedans son mamie de mauvais garçon. « Prends ça, me dit-il. Je crois que tu vas en avoir besoin. »
Je fronçai les sourcils. « Le genre de problèmes qui me tombent dessus exigent d’avoir les idées claires, Saïed. Il faut que je réfléchisse à tout un tas de questions d’ordre moral. Pas seulement à Chiri et son club. À d’autres trucs. »
Le demi-Hadj grommela : « J’t’ai jamais compris, Marîd. Tu me fais l’effet d’une vieille relique fatiguée. T’es aussi nul que Jacques. Si seulement tu choisissais soigneusement tes mamies, t’aurais pas à te soucier de questions de morale. Dieu sait que c’est le cadet de mes soucis. »
Je n’avais pas besoin d’en entendre plus. « Bon, eh bien, à la prochaine, Saïed.
— Ouais, c’est ça. » Il fit demi-tour en direction de La Fée blanche .
Je retournai chez Chiri où je flanquai tout le monde dehors et fermai la boîte avant de rentrer en voiture chez Friedlander bey. Je grimpai d’un pas las l’escalier jusqu’à mon appartement, pas mécontent que cette longue journée pleine de surprises s’achève enfin. Alors que je m’apprêtais à me coucher, Kmuzu s’encadra tranquillement sur le seuil de ma chambre : « Vous ne devriez pas me tromper, yaa sidi .
— Tu es vexé, Kmuzu ?
— Je suis ici pour vous aider. Je suis désolé que vous ayez refusé ma protection. Le temps viendra peut-être où vous serez bien content de faire appel à moi.
— C’est tout à fait possible, mais dans l’intervalle que dirais-tu de me laisser tranquille ? »
Il haussa les épaules. « Quelqu’un attend pour vous voir, yaa sidi . »
Je le lorgnai : « Qui ça ?
— Une femme. »
Je n’avais plus l’énergie de me carrer Umm Saad. Mais enfin, ce pouvait être aussi Chiri…
— Voulez-vous que je l’introduise ? demanda Kmuzu.
— Oh, et puis merde… ouais. » J’étais encore habillé mais la fatigue commençait à peser. Je me promis d’abréger le plus possible la conversation.
« Marîd ? »
Je me retournai. Sur le seuil, vêtue d’une cape marron effilochée, une valise cabossée en plastique dans la main, se tenait Angel Monroe. Maman.
« M’suis dit que je pourrais passer quelques jours avec toi en ville, annonça-t-elle avec un grand sourire aviné. Hé, t’es pas content de me voir ? »
Quand mon admirable extension m’éveilla le lundi matin, je restai traîner au lit quelque temps, à réfléchir. J’étais enclin à admettre que j’avais peut-être commis quelques erreurs la nuit précédente. Je ne savais pas au juste comment j’aurais pu rectifier le tir avec Chiri, mais j’aurais quand même dû essayer. Je lui devais bien ça, au nom de notre amitié. Je n’avais pas non plus été ravi de voir ma mère à la porte, peu après. J’avais résolu ce dernier problème en sortant cinquante kiams et en lui disant de remballer en pleine nuit. J’avais demandé à Kmuzu de l’accompagner pour lui trouver une chambre d’hôtel. Au petit déjeuner, Friedlander bey me présenta quelques critiques constructives quant à cette dernière décision.
Il était furieux. Son ton avait des accents rauques, éraillés, qui me laissaient entendre qu’il faisait de son mieux pour ne pas me hurler après. Il posa les mains sur mes épaules, et je le sentis trembler d’émotion. Son haleine était parfumée à la menthe et il me cita le noble Qur’ân : « Ton Seigneur vous a ordonné de n’adorer que lui et d’être bons pour vos père et mère. Si l’un d’eux ou les deux atteignent la vieillesse près de toi, ne dis pas : Fi ! ne les brusque pas, ne leur parle qu’avec respect. Baisse vers eux l’aile de ta déférence avec tendresse et dis : Seigneur, aie pitié d’eux comme ils firent pour moi quand ils m’élevaient [3] Sourate XVII, « Le voyage nocturne », versets 23,24. (N.d.T.)
. »
Je me sentis ébranlé. Se voir inondé par l’ire de Friedlander bey avait quelque chose d’un entraînement au Jugement dernier. Il aurait estimé la comparaison sacrilège, bien sûr, mais lui, il n’était jamais la cible de sa propre fureur.
Je ne pus m’empêcher de bafouiller. « Tu veux parler d’Angel Monroe…» Seigneur, quelle réponse bancale, mais il faut dire que Papa m’avait surpris avec cette tirade. Je n’avais toujours pas les idées bien claires.
« Je te parle de ta mère, me dit-il. Elle est venue te voir dans le besoin et tu l’as chassée de ta porte.
— J’ai fait ce que j’ai estimé le mieux pour elle. » En attendant, je me demandais comment Papa avait eu vent de l’incident.
« On ne jette pas sa mère dehors à la merci des étrangers ! À présent, tu dois rechercher le pardon d’Allah ! »
Voilà qui me requinqua quelque peu. C’était encore une de ces fois où il disait « Allah » mais voulait dire en fait « Friedlander bey ». J’avais péché contre son code personnel ; mais si je pouvais trouver ce qu’il convenait de dire et de faire, tout irait à nouveau pour le mieux. « Ô cheikh, dis-je lentement, choisissant mes mots avec soin, je sais tes sentiments à l’égard de la présence des femmes en ta demeure. J’ai hésité à l’inviter passer la nuit sous ton toit et il était à cette heure trop tard pour te consulter. J’ai mis en balance les nécessités de ma mère avec les usages que tu pratiques et j’ai cru agir au mieux. » Merde, mais c’était presque la vérité.
Il me fusilla du regard, mais je vis bien que le plus gros de sa colère s’était dissipé. « Ton acte était pour moi un affront pire que d’accueillir ta mère sous mon toit.
— Je comprends, ô cheikh, et je te prie de me pardonner. Je n’avais pas l’intention de t’offenser ou de négliger les enseignements du Prophète.
— Que la bénédiction d’Allah et la paix soient sur lui », murmura machinalement Papa. Il secoua tristement la tête mais, de seconde en seconde, je voyais son air devenir moins sinistre. « Tu es encore jeune, mon fils. Ce n’est pas la dernière erreur de jugement que tu commettras. Si tu dois devenir un homme juste et un chef compatissant, tu dois tirer la leçon de mon exemple. Lorsque tu es dans le doute, n’aie pas peur de rechercher mon conseil, quels que soient le lieu et l’heure.
— Oui, ô cheikh », dis-je tranquillement. L’orage était passé.
« À présent, tu dois aller retrouver ta mère, la ramener ici, et l’accueillir comme il sied dans un appartement convenable. Nous avons quantité de pièces inoccupées et cette maison est à toi autant qu’à moi. »
Je sentais à son ton que la discussion était terminée et j’avoue que je n’en étais pas mécontent. Ç’avait été comme de passer entre les minarets de la mosquée de Chimaal sur une corde raide. « Tu es le père de la mansuétude, ô cheikh, dis-je.
— Va sans crainte, mon neveu. »
Je regagnai mes appartements, mon petit déjeuner délaissé. Kmuzu, comme de juste, m’emboîta le pas. « Dis donc, dis-je comme si l’idée venait de me traverser l’esprit, ce n’est pas toi, par hasard, qui aurais mis Friedlander bey au courant pour la nuit dernière ?
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