— Comment se fait-il que tu en saches autant sur lui, Kmuzu ?
— À mon arrivée dans la cité, j’ai été employé comme garde du corps par l’une des épouses d’Abou Adil. »
Je jugeai cette information remarquable. Imaginez : j’entame une enquête sur un parfait inconnu et voilà que mon tout nouvel esclave s’avère avoir travaillé naguère pour ce même homme. Ce n’était pas une coïncidence. Je le sentais. J’étais à peu près certain que tout cela formerait en définitive un tout cohérent. Simplement, j’espérais être vivant et en bonne santé ce jour-là.
Je m’arrêtai devant la porte de ma suite. « Va chercher ton lit et tes affaires, dis-je à Kmuzu. Je vais parcourir le dossier d’Abou Adil. N’aie crainte de me déranger, toutefois. Quand je travaille, il faut l’explosion d’une bombe pour me distraire.
— Merci, yaa sidi , je serai te plus silencieux possible. »
Je me mis à tourner le verrou de la porte. Kmuzu s’inclina légèrement avant de se diriger vers le quartier des domestiques. Sitôt qu’il eut tourné le coin, je me hâtai dans la direction opposée. Je descendis au garage et trouvai ma voiture. Ça faisait drôle de s’éclipser ainsi à l’insu de son propre domestique, mais je ne me sentais tout bonnement pas d’humeur à l’avoir sur les talons ce soir.
Je traversai le quartier chrétien puis celui des commerces de luxe, à l’est du Boudayin. Je garai la voiture sur le boulevard il-Djamil, pas très loin de l’endroit où Bill attendait en général avec son taxi. Avant de sortir, je pris ma boîte à pilules. Il me semblait que ça faisait une éternité que je ne m’étais pas offert le plaisir de quelque drogue amicale. J’étais bien pourvu, grâce à mes revenus maintenant plus élevés et surtout aux nombreux contacts noués par l’entremise de Papa. Je choisis une paire de triamphés bleus ; j’étais tellement pressé que je les avalai sur-le-champ, sans eau. Sous peu, j’allais déborder d’énergie, me sentir indomptable. Ce ne serait pas du luxe, vu la scène épouvantable qui m’attendait.
J’avais envisagé de m’embrocher un mamie mais je me ravisai au dernier moment. J’avais besoin de parler avec Chiri et j’avais suffisamment de respect à son endroit pour me présenter devant elle en ayant toute ma tête. Par la suite, toutefois, les choses pourraient se présenter autrement. Il était bien possible que je préfère retourner au bercail sous une tout autre personnalité.
Ce soir-là, la boîte de Chiri avait fait le plein. À l’intérieur, l’air était calme et chaud, sucré d’une douzaine de parfums différents, âcre de sueur et de bière renversée. Sexchangistes et débs préops bavardaient avec les clients sur un ton faussement enjoué et leurs rires aigus ponctuaient les crissements de la musique quand elles criaient pour renouveler leurs cocktails au champagne. Des éclairs de néon bleu et rouge vif descendaient de biais derrière le bar et les points lumineux tournoyants des boules à facettes étincelaient aux murs et au plafond. Dans un coin, il y avait un hologramme d’Honey Pilar en train de se tortiller, seule, sur une peau de vison blanc étalée sur les sables blancs de quelque plage romantique. C’était une pub pour son nouveau mamie sexy Le Désir qui couve . Je la fixai pendant un moment, presque hypnotisé.
« Audran. » C’était la voix rauque de Chiriga. Elle ne semblait pas ravie de me voir. « Môssieur le Chef.
— Écoute, Chiri… laisse-moi…
— Lily ! cria-t-elle à l’un des changistes, sers donc à boire au nouveau propriétaire. Gin et bingara avec un trait de Rose. » Elle me regarda, l’air farouche. « Le tendé est à moi, Audran. Réserve privée. Il n’entre pas dans les stocks du club et je l’emporte avec moi. »
Elle me rendait la vie dure. Je ne pouvais qu’imaginer ce qu’elle devait ressentir. « Attends une minute, Chiri. Ça n’a rien à voir avec…
— Voilà les clés. Celle-ci, c’est pour le tiroir-caisse. Tout l’argent est là pour toi. Les filles sont à toi, les emmerdes aussi, à partir de dorénavant. Si t’as des problèmes, tu peux les amener à Papa. » Elle prit sa bouteille de tendé de sous le comptoir. « Kwa héri , fils de pute », lança-t-elle, la lèvre retroussée. Puis elle sortit avec perte et fracas.
Un grand calme se fit aussitôt. Le morceau, je ne sais plus lequel, s’arrêta, et personne n’en mit un autre. Une déb nommée Kandy était sur scène, et elle resta plantée là à me fixer comme si j’allais me mettre à baver et crier d’une seconde à l’autre. Les gens autour de moi quittèrent leur tabouret pour s’éloigner en catimini. Je les dévisageai et lus sur leurs traits l’hostilité et le mépris.
Friedlander bey voulait trancher tous mes liens avec le Boudayin. Faire de moi un flic avait déjà constitué un bon début, mais même dans ces conditions j’avais conservé quelques amis fidèles. Forcer Chiri à vendre son club avait été un nouveau coup de maître. Sous peu, j’allais me retrouver aussi solitaire et dépourvu d’amis que Papa lui-même, sauf que je n’aurais pas comme lui la consolation de la richesse et du pouvoir.
« Écoutez, leur dis-je, tout cela est un malentendu. Je m’en vais régler cette histoire avec Chiri. Indihar, je te confie la maison, d’accord ? Je reviens tout de suite. »
Indihar se contenta de me lancer un regard dédaigneux. Elle ne dit pas un mot. Je ne supportais pas de rester ici une minute de plus. Je pris le trousseau de clés que Chiri avait lâché sur le comptoir et ressortis. Elle n’était visible nulle part dans la Rue. Elle avait pu rentrer directement chez elle, mais elle était sans doute allée dans une autre boîte.
Je me rendis à La Fée blanche , le café du vieux Gargotier, dans la Neuvième Rue. Saïed, Mahmoud, Jacques et moi y traînions souvent nos basques. Nous aimions rester assis dans le patio à jouer aux cartes dès la fin de l’après-midi. C’était un bon coin pour se tenir au courant.
Ils étaient effectivement tous là. Jacques était le chrétien de service dans notre bande. Il aimait raconter aux gens qu’il était aux trois quarts européen. Jacques était strictement hétérosexuel et ne s’en cachait pas, loin de là. On ne l’aimait pas beaucoup. Mahmoud était un sexchangiste, naguère encore une danseuse aux hanches étroites, aux yeux de biche, qui exerçait ses talents dans les clubs de la Rue. À présent, il était petit, baraqué et méchant, comme ces mauvais djinns sous le nez desquels vous devez vous faufiler pour sauver la princesse ensorcelée. J’avais entendu dire qu’aujourd’hui il dirigeait la prostitution organisée dans le Boudayin pour le compte de Friedlander bey. Saïed le demi-Hadj me fusilla du regard derrière son verre de Johnny Walker, sa boisson habituelle. Il portait son mamie de dur, et il n’attendait que mon apparition pour avoir l’excuse de me rompre les os.
« Comment va ? lançai-je.
— T’es vraiment de la merde, Audran, dit Jacques à voix basse. Un vrai dégueulasse.
— Merci, dis-je, mais je ne vais pas pouvoir m’attarder. » Je pris le siège vide. M. Gargotier vint aux nouvelles, voir si j’allais dépenser quelque chose ce soir. Son expression était d’une neutralité étudiée, mais je vis sans peine qu’il me détestait lui aussi, désormais.
« Z’auriez pas vu passer Chiri, y a cinq minutes ? » demandai-je. M. Gargotier se racla la gorge. Je l’ignorai et il repartit.
« Tu crois pas que tu l’as assez ébranlée comme ça ? demanda Mahmoud. Tu crois peut-être qu’elle s’est barrée en te piquant une attache-trombone ? Lâche-lui la grappe, Audran. »
J’en avais assez. Je me levai et Saïed se leva également de l’autre côté de la table. En deux enjambées, il était sur moi, saisissait ma cape d’une main et ramenait l’autre poing fermé en arrière. Avant qu’il ait pu frapper, je lui flanquai un bon coup sur le nez. Un petit filet de sang jaillit de sa narine. Il fut surpris, mais bientôt sa bouche se plissa en un rictus de rage pure. J’empoignai le mamie qui dépassait de son implant corymbique et le débranchai. Je vis aussitôt ses yeux devenir vagues. Il avait dû se trouver momentanément désorienté. « Foutez-moi la paix, bordel, lui dis-je en le repoussant dans sa chaise. Tous. » Je jetai le mamie sur les genoux du demi-Hadj.
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